Sarraute, Pour un oui pour un non, 1981.
Résumé-analyse
1981, Nathalie Sarraute crée cette pièce radiophonique Pour un oui pour un non, où deux amis réalisent que leur différend était là, en sous-conversation, depuis toujours.
Nous allons la découvrir ensemble pas à pas, en expliquant les citations essentielles, et en mobilisant les thèmes clés, notamment pour comprendre comment se mêlent le théâtre et la dispute.
Le titre contient déjà tous les enjeux de la pièce : « pour un oui, pour un non » : l'expression dénonce habituellement des prétextes futiles…
Cependant ici, pas de verbe : il est passé sous silence, on pourrait dire par exemple « se disputer pour un oui pour un non ». Ce « pour » en début de phrase apparaît donc un peu abrupt. Désigne-t-il une cause ou un but ? On sent bien que cela n'a rien de futile ici…
D’un point de vue presque visuel, ce « oui » et ce « non » s’opposent (antithèse) dans deux structures identiques (parallélisme). Ils incarnent des oppositions fondamentales, l'amitié / la rupture, la culpabilité / l’innocence… Comme l’image d’une balance qui évoque déjà le jugement : ce titre est une petite énigme qui implique le spectateur en évoquant déjà les enjeux de la pièce !
Cette pièce est une longue scène où tout se déroule en temps réel. Mais pour mieux nous y retrouver, je propose 5 mouvements :
1. Une visite inopinée
2. L'intervention de personnes de bon sens
3. Le bonheur selon H1
4. Le bonheur selon H2
5. Des divergences peut-être irréconciliables
I - Une visite inopinée
Les personnages de cette pièce n'ont pas de prénom ! H1 et H2 incarnent simplement deux postures, car Nathalie Sarraute se méfie des stéréotypes traditionnels :
Les personnages [...] et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur, ne parvient plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu comme autrefois de la révéler, ils l'escamotent. Sarraute, L'Ère du Soupçon, 1956.
Cet essai, L’Ère du soupçon deviendra le manifeste du Nouveau roman, un mouvement littéraire qui touche aussi le théâtre.
Les modernes ont transporté ailleurs l'intérêt [...] du roman. Il ne se trouve plus [...] dans [les] caractères ou [...] la peinture des mœurs, mais dans [...] une matière psychologique nouvelle. Sarraute, L'Ère du Soupçon, 1956.
Cette matière psychologique nouvelle, ce sont des impressions fugaces pourtant lourdes de conséquences… Nathalie Sarraute en capture 24 dans sa première œuvre, qu’elle appelle Tropismes :
Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons. Sarraute, L'Ère du Soupçon, 1956.
Les tropismes sont donc très présents dans cette conversation entre amis… Comme H2 a cessé de donner des nouvelles à son ami depuis quelque temps, H1 lui rend visite pour comprendre ce qu’il en est.
H1 : Écoute, je voulais te demander... C'est un peu pour ça que je suis venu... [...] que s'est-il passé ? Qu'est-ce que tu as contre moi ?
H2 : Mais rien... Pourquoi ?
Dès le premier mot, H1 dit « Écoute » alors que c’est lui qui est venu écouter son ami. Il veut absolument mettre un mot sur ce malaise. Cette réponse « rien » ne lui convient donc pas.
H. 1. C’est à cause de ce rien que tu t'es éloigné ?
Ce « rien » est le point de départ de la pièce, il va s'amplifier… Mais pour l'instant ce n’est qu’un ressenti.
H1 : Encore l'autre jour au téléphone... tu étais à l'autre bout du monde... ça me fait de la peine, tu sais...
H2, dans un élan : Mais moi aussi, figure-toi...
H1 : Ah tu vois, j'ai donc raison...
« À l'autre bout du monde » l'image n'est qu'une métaphore, mais elle touche juste, comme le précise la didascalie « dans un élan ». Cette notion de distance est très présente dans l'œuvre de Sarraute.
Elle en parle notamment dans son autobiographie Enfance : née en Russie en 1900, Natalia Tcherniak se retrouve entre la Russie, la Suisse et la France quand ses parents divorcent.
Nathalie Sarraute a adopté le français comme langue d'écriture alors que ce n'est pas sa langue maternelle. D'où cette attention qu’elle porte au sens des mots.
H2 : Eh bien, c'est juste des mots...
H1 : Des mots ? Entre nous ? Ne me dis pas qu'on a eu des mots... ce n'est pas possible... je m'en serais souvenu...
H2 : Non, pas des mots comme ça... d'autres mots... pas ceux dont on dit qu'on les a "eus"... Des mots qu'on n'a pas "eus" justement...
Cette expression : « avoir des mots » signifie « avoir une dispute ». Normalement, la dispute est une confrontation, qui peut aller jusqu'à l'insulte. Autrefois, elle pouvait désigner un simple débat dans un salon ou sur la place publique.
Pour l’instant, pas d’éclat de voix entre nos deux amis : les points de suspension marquent surtout des hésitations (des aposiopèses), H2 essaye de préciser sa pensée (c'est une épanorthose).
H1 insiste alors pour comprendre :
H.1 : Lesquels ? Quels mots ? Tu me fais languir... tu me taquines…
H.2 : Mais non, je ne te taquine pas... Mais si je te les dis...
H.1 : Alors ? Qu'est-ce qui se passera ?
« Si je te les dis » vous sentez comme cette hypothèse est lourde de sens ? H2 pressent que cela pourrait mal finir… C'est ce qu’on appelle une ironie tragique.
H1 n’y voit qu’une « taquinerie » : il est du côté de la comédie… On devine alors que le dialogue va faire basculer la pièce d'un côté ou de l'autre, et décider du sort de leur amitié.
Le dialogue est un outil bien connu en philosophie : Socrate utilisait ce qu'il appelle la « maïeutique » (accouchement en grec ancien). D’une manière générale, la confrontation des idées est révélatrice.
Souvent, chez Sarraute, les dialogues passés ressurgissent dans le dialogue présent. Pour s'expliquer, H2 revient sur un souvenir.
H2 : Quand je me suis vanté de [...] je ne sais plus quel succès... dérisoire [...] tu m'as dit « C'est bien ça ».
C'est surprenant parce que cela résonne plutôt comme un compliment, H1 s’étonne :
H1 : Alors je t'aurais dit : « C'est bien, ça ? »
H2, soupire : Pas tout à fait ainsi... y avait [...] un étirement « biiien… » et un suspens avant « ça »... ce n'est pas sans importance.
Tous les signes de la communication comptent, surtout la dimension sonore… Sarraute écrit d'abord pour la radio :
Je suis très sensible à la façon de dire le texte. [...] Je peux dire [...] s'il n'est pas dit avec l'intonation que j'aurais voulue ! Entretien sur Pour un oui pour un non, 1986.
H2 dit qu’il a fait des démarches pour savoir s'il pouvait rompre, et voilà qu'il découvre qu'il a déjà un casier.
H2 : Un casier judiciaire où j'étais désigné comme "celui qui rompt pour un oui ou pour un non". Ça m'a donné à réfléchir.
Cet étrange tribunal où l'on juge les amitiés évoque un monde totalitaire absurde, comme chez Kafka ou Ionesco, qui vide les mots de leur sens. Sarraute quant à elle fait surtout ressortir la valeur performative des mots, ils peuvent avoir la valeur d'un acte : condamner quelqu'un, rompre une amitié. Dans le nouveau roman, les mots sont les véritables personnages qui agissent.
L'enquête, le casier judiciaire, la condamnation… Nathalie Sarraute connaît bien ce langage juridique puisqu'elle a été avocate. Elle connaît aussi les dérives de lois autoritaires, ayant été rayée du barreau de Paris en 1940, à cause des lois anti-juives.
H1 se souvient qu’on l'avait mis en garde contre H2 :
H1 : Maintenant, ça me revient [...] on m'avait dit de toi : « vous savez, il paraît très amical [...] et puis, paf ! pour un oui, pour un non... on ne le revoit plus. »
« Et puis paf ! » le discours des autres est rapporté directement, donnant un aperçu du jugement de la société. H1 fait remarquer que H2 aurait pu utiliser un mot adapté :
H1 : C'est le mot « condescendant ». [...] Cet accent mis sur « bien », [...] le ton condescendant pouvait être une circonstance atténuante.
Mais H1 nie avoir été condescendant. H2 propose alors de faire appel à deux personnes extérieures et intègres pour arbitrer.
H2 : Pour voir. Et en ta présence. Tu sais, ce sera peut-être amusant...
H1 : Oui, peut-être.
H2 sort et revient avec un couple.
Certaines didascalies fonctionnent comme des repères. Ici, elles signalent l'entrée sur scène de H3 et F : des personnes de bon sens.
II - Les personnes de bon sens
H3 et F, spectateurs invités sur scène, incarnent une sorte de théâtre dans le théâtre que Nathalie Sarraute confie au metteur en scène.
Je ne donne pas du tout d'indications scéniques, je ne suis pas du tout visuelle, [...] Le metteur en scène est obligé de tout faire. Entretien sur Pour un oui pour un non, 1986.
H2 explique alors : il a perçu un ton condescendant de la part de H1. Et il revient sur les circonstances de cette conversation.
H2 : Il faut vous dire d'abord que [...] je me tiens à l'écart. [...] Eh bien, figurez-vous qu'il [...] veut à toute force m'attirer... là-bas, [...] dans ces régions qu'il habite... [...] Alors il m'a tendu un piège… [...] une souricière.
Une « souricière » : cette image semble exagérée, mais elle est révélatrice, Sarraute parle d’un effet « loupe » du théâtre : les images sont plus frappantes prononcées sur scène que dans un roman.
Ce qui, dans mes romans, est montré par [...] des images [...] ; ces mouvements intérieurs, à peine perceptibles ; il m'a fallu [...] les exprimer par le dialogue lui-même. [...] Le théâtre est une nouvelle loupe ajoutée aux autres ! Sarraute, Le gant retourné, 1974.
Ces lieux « là-bas … à l’écart .. les régions où il habite » ont un sens métaphorique, ils symbolisent des systèmes de valeur opposés. H2 tente de se faire comprendre :
H2 : Je l'avais félicité pour sa promotion... et il m'a dit qu'elle lui donnait... entre autres avantages... l'occasion de faire des voyages passionnants.
H1 a donc proposé à H2 de participer à l'un de ces voyages, de lui obtenir une tournée de conférences...
F, H 3 : Eh bien, je trouve ça gentil…
H2, gémit : Oh ! [...] À quoi bon continuer ? Je n'y arriverai pas.
La réaction de F et H3 montre bien l’écart des interprétations possibles, les enjeux de la communication. Mais H1 encourage H2 à poursuivre. H2 a alors rétorqué qu’il a d’autres opportunités.
H2 : J'ai voulu aussitôt me rehausser... comme chacun fait là-bas... Sa protection, fi donc, je n'en avais pas besoin.
Ce terme « là-bas » est intéressant : c’est le monde que H2 rejette. Se rehausser, c’est leur jeu à eux. La souricière s'est refermée sur lui.
H2 : Il m'a tenu dans le creux de sa main : [...] « Ah mais il n'est pas si petit qu'on ne le croit... il a su mériter comme un grand... c'est biiien, ça [...] »
La métaphore de la souris est filée : attrapée par la peau du coup… H2 rend explicite ce sentiment d'être diminué, mis hors de l’humanité. Manifestement H3 et F sont déconcertés, cela se voit dans leur attitude, dans le jeu des acteurs. H2 s’interrompt :
H2 : Oh mais qu'est-ce que vous pouvez comprendre.
H3 : Pas grand chose en effet.
F : Il a l'air si agité... et ces idées de souricières, d'appât.
H1 : Non, ne craignez rien. Laissez-nous, je m'en charge.
H3 et F sortent. Long silence.
Ce « long silence » marque un nouveau moment clé : les deux amis se retrouvent à nouveau seuls. Dans une pièce radiophonique, le silence a un rôle structurant. D’ailleurs, la première pièce radiophonique de Nathalie Sarraute s'intitulait Le Silence.
Par ce silence, notre attente est déçue. On peut penser au théâtre de l’absurde, dans En attendant Godot, le deus ex machina n'aura pas lieu : personne ne viendra résoudre l'intrigue.
Et pourtant, nous avons de nouvelles clés de compréhension. Nathalie Sarraute dit souvent qu'elle s’adresse à ceux qui « comprennent ».
Ceux qui n'ont pas senti cela n'ont pas besoin de me lire. Ils le sentent ou il ne le sentent pas ! [...] C'est un immense travail [...] Et après cela, je vais [...] expliquer à ceux qui ne perçoivent pas ce que je veux dire ? Non, non. Entretien avec Laurence Liban, "Je n'ai rien à dire", 1995.
Ainsi, le spectateur est mis au défi de comprendre, d'être plus perspicace que H3 et F : le débat sur le bonheur peut commencer.
III - Le bonheur selon H1
H2 craint de passer pour un cinglé. H1 le rassure :
H.1: Mais non, voyons. [...] Tu te rappelles ces plongées ? Quand tu m'entraînais... [...] Est-ce que je t'ai jamais traité de cinglé ? Écorché, peut-être, c'est vrai. Un peu persécuté... Mais ça fait partie de ton charme... Allons, dis-moi, vraiment, tu crois [...] que je t'ai tendu un piège ?
Cette plongée sous-marine explore surtout le sens des mots : « cinglé » devient « écorché » puis « un peu persécuté ». C'est une aventure des mots, typique du Nouveau roman. Au théâtre, on parle de logo-drame : un drame du langage.
H2, hypersensible, « écorché », n’a pas les mots pour dire ce qu'il ressent. Il est celui qui pose l’énigme au spectateur. Il reconnaît qu'il a exagéré, en parlant de « piège » :
H.2 : Oh, tendu [un piège]... j'ai exagéré. Il est probable que tu ne l'as pas tendu au départ, quand tu t'es mis à parler de tes voyages... Mais après, [...] tu t'es mis à déployer, à étaler… [...]
H1 : Étaler, moi ? [...] Est-ce que je me suis vanté de quoi que ce soit ?
H2 : Te vanter, oh non [...] tu es bien plus subtil. [...] Ça n'a jamais l'air d'être là pour qu'on le regarde. Comme un lac. Comme une montagne.
H1 : Quoi ça ? Assez de métaphores [...] Un exemple s'il te plaît.
On le comprend bientôt : le lac, la montagne, ce sont les réussites sociales.
H2 : Quand tu te tenais devant moi... Ton premier né debout entre tes genoux... l'image de la paternité comblée...
Pour H1 c'était de la jalousie voilà tout… Mais H2 s'insurge :
H2 : Tout est là : il te fallait que je sois jaloux, et je ne l'étais pas. [...] J'étais content pour vous [...] mais je n'en voulais pas, de ce bonheur.
Pour H2 ce bonheur affecté, de « catalogue », le gêne, parce qu'il a besoin d'être vu, de susciter la jalousie des autres, pour exister.
Il fait alors référence à Blanche-neige : la reine interroge son miroir et découvre qu'une autre femme plus belle existe. Hé bien, son bonheur à lui existe aussi. H1 s’interroge…
H1 : Un autre bonheur, plus grand ?
H2 : Non, justement, [...] ça, à la rigueur, tu pourrais l'admettre [...] À condition qu'il soit reconnu, classé [...]
H1 : Un bonheur sans nom ?
H2 ne veut pas lui donner un nom en effet. Il refuse les étiquettes.
H2 : On est ailleurs... en dehors [...] on ne sait pas où l'on est, mais en tout cas, on n'est pas sur vos listes... Et c'est ce que vous ne supportez pas...
H1 : Qui « vous » ? Pourquoi veux-tu absolument me mêler ?...
Cette 2ᵉ personne du pluriel « vous » s'oppose soudainement à un « on » indéfini. Deux camps se forment… Peut-être une considération sociologique : H1 plutôt intégré à la société et H2 en marge. Mais on peut aussi y voir des tendances plus générales, qui peuvent coexister.
C’est d’ailleurs un procédé typique du Nouveau Roman, mettant en avant les concepts plus que les personnages. Nathalie Sarraute suggère elle-même cette interprétation :
Dans cette pièce [...] à la limite ça aurait pu être presque la même personne [...] Nous avons tous des tendances contradictoires qui luttent entre elles. Entretien sur Pour un oui pour un non, 1986.
Au moment de sortir, H1 s'arrête devant une fenêtre. En littérature, la fenêtre symbolise un ailleurs, propice à la contemplation ou à la rêverie… Au théâtre, elle questionne l’unité de lieu…
H.2, [...] S'approche de lui, lui met la main sur l'épaule : Pardonne-moi... Tu vois, j'avais raison : voilà ce que c'est que de se lancer dans ces explications... [...] On se met à dire plus qu'on ne pense…
Ce geste de la main sur l'épaule marque une nouvelle étape dans le dialogue. Alors que le bonheur selon H1 a été vivement critiqué, nous allons maintenant découvrir le bonheur selon H2.
IV - Le Bonheur selon H2
H2 commente le jardin qu’ils regardent ensemble :
H.2 : Il y a là... c'est difficile à dire... mais tu le sens, n'est-ce pas ? comme une force qui irradie [...] quelque chose de rassurant, de vivifiant.
H.1 : Oui... je comprends...
À cet instant, les deux amis partagent une humanité commune, que Nathalie Sarraute met souvent en avant dans son œuvre :
Je n'ai pas de sentiment d'identité, à l'intérieur de chacun de nous, très profondément, nous sommes tous pareils. Simone Benmussa, Nathalie Sarraute, qui êtes-vous ?, 1987.
Mais le drame de l'altérité (la différence que l’on perçoit chez l’autre) va bientôt ressurgir, à travers les commentaires de H2 :
H2 : Oui, pour moi, tu vois... La vie est là... Mais qu'est-ce que tu as ?
H1 : “La vie est là... simple et tranquille…” C'est de Verlaine, n'est-ce pas ?
Étrangement ici, H1 ne réagit pas sur le geste, ni sur l’intonation, mais sur l’intertextualité : il y voit une référence à Verlaine…
H1 : « La vie est là, simple et tranquille… » C'est là que tu te tiens, à l'abri de nos contacts salissants... Sous ta protection des plus grands... Verlaine.. avec le petit mur, le toit, le ciel par-dessus le toit... on y était en plein...
H2 : Où donc ?
H1 : Mais voyons, dans le « poétique », la « poésie ».
Les guillemets autour du mot « poésie » contrarient H2, qui a entendu dans l'intonation une distance, une ironie, un mépris...
H2 : Voilà le point. [...] Les guillemets, c'est pour moi. Dès [...] que je me permets de dire "la vie est là", me voilà aussitôt enfermé à la section des "poètes"...
D’ailleurs H1 ne nie pas ces guillemets, mais il peut les expliquer avec une anecdote. C'était du temps où ils faisaient de l'alpinisme, dans le Dauphiné, avec deux autres copains et un guide.
H1 : On était en train de redescendre... Et tout à coup, [...] tu as stoppé toute la cordée. Et tu as dit, sur un ton... « Si on s'arrêtait un instant pour regarder ? Ça en vaut tout de même la peine. »
L'anecdote se termine par l'évocation de toute la cordée forcée à se tenir en arrêt, le maudissant intérieurement.
H.1 : Je n'ai pas pu résister. J'ai dit : « Allons, dépêchons… [...] Tu pourras trouver en bas, chez la papetière, de jolies cartes postales… »
Tout l’art du récit met paradoxalement de côté l’aventure en elle-même pour se concentrer sur le péril qui menace l’amitié des deux amis : ce mot « cartes postales » est déclencheur.
H2 : Ah oui, je m'en souviens... J'ai eu envie de te tuer [...] rien qu'à cause de ça, de ces cartes postales... comment ai-je pu te revoir...
C'est un coup de théâtre, car la violence vient de s’inviter dans les paroles « j’ai eu envie de te tuer ».
H.1 : Et moi aussi. Et tous les autres, s'ils avaient pu parler, ils auraient avoué qu'ils avaient envie de te pousser dans une crevasse...
L’ascension d’une montagne, c’est souvent une image de la condition humaine. On peut penser au Mythe de Sisyphe que Camus utilise pour illustrer le sentiment d’absurde qui traverse le XXe siècle. Sisyphe roule un rocher qui retombe dès qu’il atteint le sommet.
Les deux Guerres mondiales ont traumatisé les consciences : tout ce qui semblait porter un progrès a été mis à mal. Dans la littérature de l’absurde, cela se traduit par la perte du sens. Chez Sarraute, un sens mortifère produit des confrontations inattendues.
La confrontation au théâtre hérite d’une longue tradition littéraire. Dans l’antiquité grecque, c’est la notion d’agôn : les personnages incarnent des points de vue qui alimentent un débat de société.
On retrouve cela chez Nathalie Sarraute : elle invite le spectateur à se forger un avis sur des positions adverses.
Ce n'est pas deux personnes qui s'entredéchirent [...] mais deux personnes qui portent des tendances opposées comme ça arrive à chacun de nous. Entretien sur Pour un oui pour un non, 1986.
H1 fait remarquer à H2 que lui aussi montre de la condescendance, quand il revendique son bonheur sans nom.
H1 : Mais oui, tu sais le dire aussi... [...] « C'est biiien ça... on ne le croirait pas, mais vous savez, tout béotien qu'il est, il en est tout à fait capable… »
Cette fois-ci, c’est H1 qui fait surgir les non-dits : un « béotien », c’est un personnage grossier, sans culture… Les divergences sont désormais très claires.
V - Des divergences irréconciliables ?
Les deux personnages ne voient plus désormais que leur opposition :
H2 : J'ai toujours su [...] qu'entre nous il n'y a pas de conciliation possible. [...] C'est un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. Il n'y a pas le choix. C'est toi ou moi.
Les phrases sont de plus en plus courtes, négatives. H2 refuse encore de mettre un nom sur ces camps, mais H1 insiste :
H1 : Eh bien, moi je sais. Tout le monde le sait. D'un côté, le camp où je suis, celui où les hommes luttent, où ils donnent toutes leurs forces... ils créent la vie autour d'eux... pas celle que tu contemples par la fenêtre, mais la "vraie", celle que tous vivent. Et d'autre part... eh bien...
Mais il hésite car ce serait un jugement définitif. Mais H2 s'impatiente :
H2 : Eh bien ?
H1 : Eh bien… Non.
H2 : je vais le dire pour toi. De l'autre côté il y a les “ratés”.
Cette fois, c’est H2 qui trouve le mot, mais il l’emprunte aux autres et il le met entre guillemets « raté » : deux catégories dont formées.
On retrouve souvent en littérature et en philosophie des oppositions primordiales : l’âme et le corps, l’idéalisme et le matérialisme, le romantisme et le réalisme, le grotesque et le sublime, la tragédie et la comédie… On peut aussi penser aux frères ennemis, Caïn et Abel, Étéocle et Polynice, qui vont jusqu'au fratricide.
Si l’on repense au titre, H1 serait alors plutôt du côté du Oui, de l’affirmation, de la création — H2 du côté du Non, de la contemplation, refusant les étiquettes.
Pourtant, cette répartition pourrait très bien être complémentaire : ceux qui agissent, les acteurs, et ceux qui regardent, les spectateurs. L’expérience théâtrale dépasse le manichéisme et la binarité.
D'ailleurs, H1 nie absolument avoir prononcé ce mot de « raté » : pour lui, il y a d’autres mots.
H2 : Ah [...] les poètes, hein ? [...] Eh bien non, je n'en suis pas un.
H1 : Dommage. Ç'aurait pu être de l'or pur. Du diamant.
H2 : Ou même du plomb, n'est-ce pas ? Pourvu [...] qu'on puisse le classer. [...] Comme ça, il n'y a plus rien à craindre.
H2 dénonce cela : une société qui veut tout classer, tout contrôler. Et ainsi, son petit bonheur sans nom, dans une cabane dans la forêt… Ce bonheur énigmatique, la société en a peur.
H2 : Oui, peur [...] quelque chose d'inconnu, peut-être de menaçant, qui se tient là, quelque part, à l'écart [...] une taupe qui creuse sous vos pelouses bien soignées.
La métaphore est filée, la souris, devenue taupe, évolue dans un espace différent, souterrain. Cette image est un déclic pour H1 :
H1 : Oui, peut-être [...] que tu as raison [...] il me semble que là où tu es tout est [...] inconsistant [...] des sables mouvants. [...]
H2 : Et moi [...] quand je suis chez toi c'est comme de la claustrophobie [...] un édifice fermé de tous côtés [...].
H1 : Oui, je vois. Un silence.
Les personnages viennent de trouver un terrain d’entente : mais paradoxalement, la fin de la dispute signe justement leur séparation. Les autres pourront-il comprendre ?
H2 : À quoi bon ? [...] d'avance [...] je vois leur air... "[...] De quoi s'agit-il ? [...] quelles taupes ? quelles pelouses ? quels sables mouvants ?"
H1 : Oui, aucun doute possible [...] : déboutés tous les deux.
Ici H2 énumère ces images difficiles à comprendre : « taupes, pelouses, sables mouvants ». Mais le spectateur perçoit bien désormais les enjeux qu'elles cachent : il comprend les deux points de vue : H1 rompt pour un oui, H2 pour un Non :
H1 : Pour un oui... pour un non [...] ce n'est pourtant pas la même chose...
H2 : En effet : Oui. Ou non.
H1 : Oui.
H2 : Non !
Par cette fin brutale, le théâtre de Sarraute agit sur les spectateurs, elle vise la catharsis, c'est-à-dire, une purgation des passions. On peut aussi évoquer le psychodrame : une mise en scène thérapeutique qui donne une forme aux ressentis à la limite de la conscience pour mieux les comprendre et les mettre à distance.
En tout cas, l’exemple de ces deux amis nous interroge : devaient-ils absolument se comprendre, partager une même vision du bonheur ? Un certain relativisme, et une certaine tolérance ne sont-ils pas nécessaires pour maintenir un lien humain ?
Le dénouement est pessimiste mais la démarche même de Nathalie Sarraute prouve son attachement au lien humain. Elle laisse au spectateur le soin de poursuivre sa réflexion, après le dénouement.
Mais, si apaisés que nous soyons en refermant son livre, nous ne pouvons nous empêcher de conserver contre l’auteur un certain ressentiment : nous lui en voulons de nous avoir trop longtemps égarés. Sarraute, L'Ère du Soupçon, 1956.
Portrait photographique de Nathalie Sarraute (enhanced).
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