Commentaire composé du chapitre 19 de Candide de Voltaire
Cette page présente un commentaire composé du chapitre XIV de Candide, le passage très célèbre où celui-ci rencontre l'esclave noir de Surinam. Nous allons organiser cette analyse de texte en trois parties et trois sous-parties...
Introduction
Avec Candide, Voltaire invente le conte philosophique. C'est un genre littéraire nouveau qui permet de traiter de sujets profonds, mais sur un ton léger. Le personnage central, Candide, va donc évoluer tout au long de ses aventures. Ce passage est un moment de basculement dans l’évolution du personnage de Candide : c’est lors de cet épisode qu’il remet en cause pour la première fois la philosophie optimiste de son maître Pangloss. En effet, Candide a déjà vu les horreurs de la guerre et de l’inquisition, mais il continue de penser que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Selon la philosophie optimiste de Leibniz, le malheur est en effet un moindre mal, nécessaire pour organiser le monde le plus harmonieusement possible. Pour Voltaire au contraire, les hommes sont responsables du mal, et souvent celui-ci n’a aucune cause justifiable : c’est à dire qu’il est absurde. Dans notre passage, Candide rencontre un esclave qui lui raconte ses conditions de vie. Les horreurs de l’esclavage vont démontrer justement la responsabilité humaine et l’absurdité du mal dans le monde. En faisant preuve d’une véritable sensibilité, en exerçant son sens du jugement, Candide va remettre en cause les enseignements de son maître.
Problématique
Comment Voltaire dénonce-t-il l’esclavage, de manière à faire évoluer à la fois le personnage de Candide, et le lecteur, qui sont mis en capacité d’exercer leur jugement ?
Plan
Je propose un plan en 3 parties : D’abord, Voltaire met en scène soigneusement cette rencontre entre Candide et le nègre de Surinam, de manière à faire ressortir l’horreur du traitement réservé aux esclaves et la responsabilité humaine à l’origine de ces pratiques. Ensuite, Voltaire dénonce la traite des noirs : il nous montre comment elle est organisée et dénonce le fonctionnement de ce système. Enfin, ce passage a un rôle dans l’évolution du personnage de Candide : les contradictions et les discours trompeurs sont dénoncés ; Candide fait preuve d’un jugement éclairé et humain.
I - Mise en scène d’un témoignage
1) Une rencontre frappante
Tout d’abord, Voltaire met en scène la rencontre de Candide avec le nègre de Surinam, de manière à nous faire comprendre la valeur du témoignage de ce personnage. La rencontre est particulièrement frappante. D’un côté nous avons Candide et Cacambo qui sont actifs : ils “s’approchent”, ils se déplacent (l.1) tandis que l’esclave est immobile, “étendu par terre” (l.1) et mutilé. L’incapacité de bouger et la position aussi bas que terre symbolisent l’absence de liberté et la bassesse de la condition sociale des esclaves. Candide voyant cela, utilise une exclamation (l.4) “Eh, mon Dieu !”, une interrogation “Que fais-tu là ?” et une apostrophe “mon ami”. En même temps qu’il proclame son égalité avec l’esclave, il s’indigne et s’interroge. Candide fait preuve pour la première fois d’un véritable jugement : il dénonce spontanément cet état ”horrible” (l.5). Cet adjectif fait écho au jugement que l’auteur : (l.3) “ce pauvre homme”. Candide et Voltaire parlent d’une même voix, ce qui est rare depuis le début du récit. La plus grande partie du passage est la réponse de l’esclave, qui va expliquer son état actuel (l.9 à 23) au discours direct. Cela renforce la dimension de témoignage de sa prise de parole. Nous avons même un discours direct imbriqué avec les paroles rapportées de sa mère. Le personnage du nègre de Surinam, de par sa politesse non feinte “Oui Monsieur” (l.9) tient un discours de vérité. Ce n’est pas un personnage trompeur comme Candide a déjà pu en rencontrer (on peut penser par exemple aux soldats qui l’ont recruté de force).
2) L’horreur est montrée avec évidence
L’horreur de la situation du nègre est montrée de façon très simple, évidente. Il n’a plus que la moitié de son habit (l.2) mais on apprend immédiatement (grâce à la préposition “de” (l.2) que son habit n’était en fait qu’un caleçon de toile bleu. C’est à dire moins de la moitié de ce qu’on entend habituellement par un habit. Syntaxiquement, tout ce qui manque à l’esclave est mis sur le même plan : “n’ayant plus” (l.3) fait écho à “il manquait”. L’habit est ainsi mis en parallèle avec “la jambe gauche, la main droite” (l.3). Ainsi la moitié de l’habit dénonce en fait la réduction du personnage à une moitié de corps humain. Par ce procédé, Voltaire oblige le lecteur à reconstituer lui-même les niveaux de gravité, et donc à s’indigner. On enlève à l’esclave le nécessaire : son habit, sa liberté, son corps même ne lui appartient plus. En face de cela, Voltaire met le superflu “C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe” (l.13). Les intérêts économiques et le commerce ont plus d’importance que la vie humaine. Avec la deuxième personne du pluriel qui est utilisée ici “vous”, se pose la question de la responsabilité des occidentaux.
3) Responsabilité des êtres humains
En effet, Voltaire s’attache à montrer que la situation de l’esclave engage la responsabilité des êtres humains. D’abord c’est “en approchant de la ville” (l.1) que Candide et Cacambo rencontrent le nègre : l’esclavage est lié à l’activité humaine. Ensuite, Candide pose spontanément la question : “est-ce M. Vanderdandur, qui t’a traité ainsi ?” (l.6) M. Vanderdandur représente en fait l’ensemble des personnes qui profitent de la traite des noirs. Son nom a une dimension symbolique, on y entend le métier “vendeur” et le mot “dur” : cette dureté est accentuée par les allitérations en “d”. L’adjectif “fameux” (l.6) peut ainsi prendre plusieurs sens : est-il célèbre pour sa richesse, pour sa dureté en affaires, pour sa cruauté ? Cette tournure incite le lecteur à se poser la question : qui profite réellement de ce commerce ?
En effet les personnes responsables de la traite des noirs sont présentes dans ce passage, mais de manière très impersonnelle : comme ci elles n’avaient pas de nom, pas de visage. Plusieurs fois, le pronom indéfini “on” est utilisé : “on nous donne” (l.9) “on nous coupe” (l.11 et 12). Parfois, nous attendons un complément “ma mère me vendit” (l.14) : la question qui se pose tout de suite, c’est : à qui ? le complément d’objet indirect est absent. Le lecteur est obligé de restituer à chaque fois le sujet ou le destinataire de l’action. Ce “on” qui est utilisé pour les maîtres s’oppose au “nous” qui est utilisé pour les esclaves : “nous travaillons” (l.10) “nous voulons” (l.11) : Voltaire montre que les personnes dominées sont humaines, tandis que les dominants se conduisent sans humanité.
Transition vers la deuxième partie
Même si nous avons un cas particulier avec un esclave maltraité par son maître, le passage a évidemment une dimension générale, collective. Voltaire dénonce la traite des noirs, il montre que c’est un système très organisé, codifié, qui profite de la complicité des institutions humaines.
II - DĂ©nonciation de la traite des noirs
1) Le code noir
Tout d’abord, la traite des noirs est organisée juridiquement, elle est encadrée par ce qu’on appelle le code noir depuis 1685. “C’est l’usage” (l.9) dit l’esclave : il explique cela sans ressentiment, sans se plaindre. Il n’y a aucun pathos dans ce passage : on ne nous parle pas du tout de la douleur des amputations. Le terme “usage” passe sous silence l’horreur de la mutilation en indiquant qu’elle est pratiquée systématiquement, froidement. L’absence de révolte de l’esclave oblige le lecteur à s’approprier le sentiment d’indignation. Les règles du code sont présentées en raccourci : les causes “la meule nous attrape le doigt”, “nous voulons nous enfuir” (l.11-12) sont juxtaposées aux conséquences “on nous coupe la main” “on nous coupe la jambe”. Leur application apparaît immédiate, implacable, disproportionnée. “Je me suis trouvé dans les deux cas” (l.12) la tournure passive de cette phrase révèle justement que toute liberté et toute volonté sont refusés à l’esclave.
2) Le commerce triangulaire
Ensuite, Voltaire décrit le commerce triangulaire à travers le récit de l’esclave. L’histoire commence avec le passé simple “lorsque ma mère me vendit” (l.14). À travers ce destin individuel, c’est l’histoire de tout un peuple qui est raconté : on comprend que la vente d’un individu implique en fait tout un marché, tout un commerce extrêmement bien structuré. Les étapes de ce commerce sont parfaitement retracées : il est parti de la côte de Guinée (Afrique de l’ouest), pour être vendu à un négociant hollandais (en Europe) qui l’a transporté à Surinam (c’est à dire en Amérique du sud). Les enjeux économiques sont mis en parallèle avec la valeur d’une vie humaine : “dix écus patagons” est dérisoire en face du malheur “les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous” (l.18-19). On peut se demander comment les parents du nègre furent contraints à vendre leur propre enfant. “Je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne” (l.17-18) cette phrase contient une litote : ils n’ont pas fait ma fortune signifie en fait : ils ont fait mon malheur.
3) Le rôle de l’église
Enfin, Voltaire dénonce la religion et l’église qui laissent faire ce commerce. Lorsque Candide échappe à la guerre et arrive en Hollande, il espère trouver un pays où les hommes s’entraident car il sait que c’est un pays chrétien. En réalité, les négociants hollandais et les prêcheurs profitent chacun à leur manière du commerce des esclaves. Les premiers s’enrichissent, les second veulent sauver des âmes. En effet, on apprend que l’esclave s’est converti (l.46) et a appris la langue de ses maîtres : il parle le hollandais (l.4). Cependant on devine que cette conversion s’est faite à marche forcée. Le nègre continue de parler de fétiches pour désigner les prêtres, qui sont pour lui les “fétiches hollandais” (l.19). On comprend indirectement qu’il assiste à la messe : “ils me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam” (l.20) cette tournure de phrase est naïve car la dimension rituelle est remplacée par celle de la répétition “tous les dimanches”. Le verbe “dire” signifie en fait qu’il assiste à des sermons. Voltaire est déiste : il croit en un Dieu, mais il critique les religions, leurs superstitions, leur volonté de convertir et de jouer un rôle politique.
Transition vers la troisième partie
Ainsi, à travers l’histoire du nègre de Surinam, Voltaire nous fait un tableau complet de l’esclavage tel qu’il se pratique au 18e siècle. En découvrant cela, Candide est bouleversé. Nous allons voir dans une troisième partie que ce passage est une véritable révélation pour Candide, qui évolue et remet en cause les préceptes optimistes de son maître.
III - C’est une révélation pour Candide
1) Des personnages manipulés
Tout d’abord, dans ce passage, l’esclave montre à Candide l’effet manipulateur des discours, et il lui fait comprendre le danger des illusions, en rapportant directement les paroles de sa mère. Candide assiste à cela, et pour la première fois il n’est pas dupe des mots. Comment fait Voltaire pour rendre visible la naïveté de la mère de l’esclave ? D’abord, son discours n’est qu’une ritournelle. En effet, alors que le passage commence au passé simple avec le verbe vendre, le verbe “dire” est utilisé à l’imparfait “elle me disait”. L’imparfait est le temps de la répétition dans le passé : on comprend qu’elle se contente de répéter le discours des “Seigneurs blancs” (l.16). Ensuite, tous ses conseils s’avèrent mauvais. Les impératifs “bénis nos fétiches, adore-les” incitent à la passivité face aux événements. Le futur prophétique employé alors “ils te feront vivre heureux” est évidemment démenti par le reste du passage et par la réaction de Candide, qui refuse finalement de “soutenir que tout est bien quand on est mal” (l.27-28).
2) La mise Ă jour des contradictions
Mais surtout, de nombreuses contradictions sont mises à jour dans ce passage. Elles sont tellement visibles qu’elles ouvrent les yeux de Candide. Par exemple, la mère parle de “l’honneur d’être esclave”. C’est un oxymore, l’association de 2 termes que tout oppose ici l’honneur, et le fait d’être esclave. Cette figure révèle à quel point le discours du dominant est manipulateur. De même le terme fortune (l.16) signifie exactement l’inverse : le malheur. L’esclave n’est pas dupe, il coupe court avec le mot “hélas” (l.17). Ce seul mot vient démentir tout ce qui vient d’être dit. Une deuxième contradiction importante est découverte dans les paroles des prêcheurs, et bien expliquée par l’esclave : “si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains (l.21-22). Pas besoin d’être un spécialiste pour voir la contradiction “je ne suis pas généalogiste” (l.21) dit l’esclave. Il finit de convaincre Candide en l’interpellant : “vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents de manière plus horrible”.
3) Une démarche de Candide
En effet, de nombreux éléments nous laissent comprendre que Candide a gagné en lucidité pendant ce passage. D’abord, il pose des questions “Est-ce M. Vanderdandur qui t’a traité ainsi ?” (l.8). Il ne demande pas “qui t’a traité ainsi ?” qui serait une question naïve, au contraire, il a deviné la réponse : cela signifie qu’il sait désormais que certains hommes se comportent avec méchanceté. L’indignation de Candide est visible dans les jugements qu’il porte : le mot “horrible” au début du passage (l.5) fait écho au mot “abomination” qui se trouve à la fin (l.24). Ce qui permet à Candide de devenir lucide, c’est l’empathie, la capacité à se mettre à la place de l’autre et à ressentir sa souffrance. Contrairement à l’épisode où Candide traverse les champs de bataille en pensant uniquement à Mademoiselle Cunégonde, ici Candide est touché par le destin de l’esclave : “il verse des larmes en regardant son nègre.” Le pronom possessif “son” qui est utilisé ici montre bien qu’il partage son ressenti. Pour la première fois, Candide remet en cause les préceptes de son maître. Il l’apostrophe “Ô Pangloss, c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme.” On comprend par cette phrase que l’histoire du nègre de Surinam le fait changer d’avis, mais que les doutes existaient déjà .
Conclusion
Dans ce passage, Voltaire fait évoluer le personnage de Candide, qui commence à questionner le monde qui l’entoure, et à prendre conscience de la véritable place du mal dans le monde. Parfois, le malheur est gratuit, absurde, et disproportionné. Cette découverte des horreurs de l’esclavage donne une véritable dimension initiatique au voyage de Candide. Avec ce texte, Voltaire s’engage très fortement contre l’esclavage, il dénonce le code noir, le commerce triangulaire et la complicité des institutions humaines. Tous les philosophes des lumières : Rousseau, Diderot, Montesquieu, ont écrit contre l’esclavage. Voltaire montre dans ce texte que les horreurs de l’esclavage ne peuvent pas nous laisser indifférents. Nul besoin d’être un expert ou un philosophe pour faire preuve d’empathie, pour se mettre à la place d’un autre être humain, et dénoncer ce qui nous semble mal. Dans son dictionnaire philosophique, Voltaire écrit : « La loi naturelle est l’instinct qui nous fait sentir la justice. »
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