Le mouvement des Lumières :
laboratoire révolutionnaire ?
Les Lumières, c’est d'abord une grande métaphore pour désigner les pouvoirs de la Raison. Alors que la Raison était, au XVIIe siècle, associée à l’ordre et à la modération… Voilà qu'au XVIIIe siècle, cette Raison devient subversive et remet en cause tous les aspects de la société…
C'est en France que le contraste est le plus saisissant. Au début du XVIIIe siècle, Louis XIV tient la noblesse en respect. Les dévots et faux dévots surveillent les mœurs. La société est très ordonnée, hiérarchisée.
Et pourtant 75 ans plus tard, 1789, c'est la Révolution française. La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen affirme que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » c’est le triomphe des valeurs de ce fameux mouvement des Lumières.
Ce mouvement n'est pas seulement français : on le retrouve partout en Europe : Enlightenment en Angleterre, Illuminismo en Italie, Aufklärung en Allemagne, où Kant propose d'ailleurs une définition qui insiste sur son caractère révolutionnaire :
Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle [qui est] l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre : [...] Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Emmanuel Kant, Qu'est-ce que les Lumières, 1784.
Comment le mouvement des Lumières a-t-il provoqué une telle révolution des consciences ?
Contexte historique
Souvent, la mort de Louis XIV en 1715 est considérée comme un tournant. Louis XIV, marqué dans son enfance par la Fronde, a tout fait pour contrôler la noblesse. Mais la volonté d'indépendance des aristocrates a continué de se développer, de façon souterraine.
Dans le même temps, le peuple subit des hivers particulièrement rudes. Les guerres de succession d’Espagne ont dévasté les campagnes. C'est là une période que je vous présente dans mes vidéos sur le classicisme.
Après la mort de Louis XIV, son petit-fils Louis XV n'a que 5 ans. C’est la régence de Philippe d’Orléans, jusqu’en 1723. Le règne est moins autoritaire : la cour revient aux Tuileries (où elle est moins surveillée qu’à Versailles) et le Parlement récupère son droit de remontrance (il peut contester les décisions royales).
En 1720 Philippe d'Orléans fait appel à un économiste Écossais, John Law (qu'on prononce « lass » à l'époque) qui met en place un tout nouveau système de papier monnaie, mais le système fait banqueroute et affaiblit le gouvernement.
Pour un dauphin de France, la majorité est à 14 ans. Louis XV est donc couronné en 1723. Au début, on l'appelle le « Bien-Aimé » mais cela ne dure pas… On lui reproche d'avoir rétabli la cour à Versailles, de ne pas régner lui-même, d'être accaparé par ses favorites, et notamment Jeanne Poisson, qui devient la marquise de Pompadour en 1745.
1756 à 1763 : la guerre de Sept Ans est la première guerre d'ampleur mondiale — elle se déroule sur plusieurs continents : Europe, Amérique du Nord, Asie. La France perd le Canada et les Indes, ce qui affaiblit le régime, déjà questionné par les philosophes des Lumières.
Critique de la monarchie absolue
1689 c'est l'année de naissance de Montesquieu, mais c'est aussi La Glorieuse Révolution en Angleterre… Jacques II abdique, Marie II (sa fille) et Guillaume III signent alors un document qui garantit une monarchie parlementaire, le Bill of Rights, ou, « Déclaration des Droits ».
Montesquieu admire beaucoup cette constitution, et s'en inspire dans son grand ouvrage De l'Esprit des Lois, pour définir la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire :
Tout serait perdu, si le même homme ou le même corps [...] exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, d’exécuter les résolutions publiques, et de juger les crimes. Montesquieu, De L’Esprit des Lois, 1748.
Voltaire, c'est notre 2e grand philosophe des Lumières. Lui aussi défend cette idée de contre-pouvoirs, notamment dans ses Lettres philosophiques (qu'on appelle aussi Lettres Anglaises).
La nation anglaise est la seule [...] qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois [...] et qui d’efforts en efforts ait enfin établi ce gouvernement sage où le prince, tout-puissant pour faire du bien, ait les mains liées pour faire du mal. Voltaire, Lettres philosophiques ou Lettres anglaises, 1734.
Dans d'autres pays, certains souverains sont considérés comme des « despotes éclairés ». Le souverain a tous les pouvoirs, mais il se veut guidé par les idées des Lumières. Frédéric II de Prusse, par exemple, échange de nombreuses lettres avec Voltaire, et se désigne lui-même comme premier serviteur de l’État plutôt que comme un maître absolu.
Catherine II de Russie, femme de Lettres, intéressée par les idées des Lumières, développe les sciences, l'art, l'éducation. Elle protège notamment Diderot, notre 3e grand philosophe des Lumières, qui a pourtant de grandes réserves à l'égard des monarchies de droit divin :
Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et [chacun] a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Diderot, Encyclopédie, Article « autorité politique », 1751-1772.
Enfin, pour aborder la pensée philosophique de Rousseau, je vous propose d'écouter Gauthier Tumpich, professeur de philosophie et auteur de la chaîne Le Décodeur Philosophique :
Contrairement à Montesquieu et à Voltaire, Rousseau ne se réclame pas du modèle anglais, car selon lui il faut aller encore beaucoup plus loin, c'est plutôt le modèle de la République romaine, ou encore, le modèle suisse qui l'intéresse.
Pour que les humains restent tout à fait libres tout en vivant en société, il faut mettre en place un état démocratique, où la tâche essentielle du peuple, ce n'est pas de voter pour des soi-disant représentants. C'est de voter directement pour les lois. Donc, le peuple souverain, puisqu'il est souverain, doit avoir le pouvoir législatif.
Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle ; ce n'est point une loi. Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement : sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Rousseau, Du Contrat Social, 1762.
Mais, pour atteindre une liberté réelle, il ne suffit pas de changer les institutions politiques dans un sens plus démocratique. Il faut aussi s'attaquer à la question des inégalités sociales. À la question de la domination des plus riches sur les plus pauvres. Car c'est là l'un des principaux facteurs d'aliénation.
Liberté et égalité
La société de l'Ancien Régime est organisée en trois ordres : la noblesse, le clergé, et le Tiers-états. Mais au XVIIIe siècle, on voit émerger une nouvelle force économique dans le Tiers-état : la bourgeoisie.
Parmi nos philosophes, seul Montesquieu est noble ; les autres sont issus de la bourgeoisie : Voltaire est fils de notaire, Diderot d’un maître coutelier, Rousseau, d'un horloger. La qualité de naissance n'a pas de sens à leurs yeux : c'est le mérite personnel qui compte.
Cette réflexion sur les inégalités sociales amène l'Académie de Dijon en 1753 à mettre au concours la question de l'origine et de la légitimité de ces inégalités. Rousseau y répond par un très célèbre discours, qu'on appelle le Second Discours, le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, publié en 1755.
Dans ce discours, Rousseau se propose de faire une histoire d'ensemble des inégalités ou du moins de proposer des hypothèses sur l'origine de ces inégalités. Initialement, il n'y avait pas d'inégalités, parce qu'il n'y avait pas de propriété de la terre, tout le monde vivait de manière nomade. Mais par la suite, certains se sont sédentarisés, et se sont accaparé des terrains. Au bout d'un moment, les nomades n'avaient plus de terrain pour vivre et ils se sont retrouvés surnuméraires, sans rien pour survivre.
Rousseau écrit alors qu'ils se sont retrouvés « pauvres sans avoir rien perdu » et il conclut son discours de la manière suivante :
Il est manifestement contre la loi de nature [...] qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, 1755.
Le théâtre de l'époque représente bien ces questions, avec le drame bourgeois théorisé par Diderot et les inversions de rôles… Dans L'Île des Esclaves de Marivaux par exemple, les maîtres prennent la place des valets, le temps de devenir vertueux.
À la veille de la révolution française, Beaumarchais va plus loin : son Mariage de Figaro remet fondamentalement en cause l'ordre social :
« Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, rien de plus. » Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, 1784.
Ce sont d'ailleurs deux pièces que j'analyse en détail en vidéo, avec tous les documents associés, en version PDF sur mon site.
Ces valeurs de liberté et d'égalité vont aussi à l’encontre d’un système alors généralisé : l'esclavage… Dans un texte célèbre, Montesquieu dénonce ironiquement la logique économique des colonies.
Le sucre serait trop cher si on ne faisait pas travailler [...] des esclaves et si on les traitait avec quelque humanité. Montesquieu, De l'esclavage des nègres, 1748.
On peut aussi penser à l'esclave que le Candide de Voltaire rencontre à Surinam, dans un passage que j'analyse en détails sur mon site :
Quand [...] la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Voltaire, Candide, 1759.
Or, le développement de ces idées de liberté et d’égalité est en plus à cette époque favorisé par de nouveaux moyens de diffusion.
La diffusion des idées
D'abord, l'imprimerie se développe, avec de grands tirages, touchant de plus en plus de lecteurs et de lectrices, parmi la noblesse, mais aussi le Tiers-état.
Les colporteurs, les loueurs de livres se multiplient. Les périodiques, les journaux, la critique littéraire sont très suivis… Voltaire fait alors remarquer les prétendus dangers de la lecture :
Le pernicieux usage de l’imprimerie, [par] cette facilité de communiquer ses pensées, tend à dissiper l’ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés. Voltaire, De l’horrible danger de la lecture, 1765.
Et en effet, normalement toute publication doit être autorisée par un privilège accordé par l'un des « censeurs royaux »… Mais cette censure est contournée par les imprimeries suisse ou hollandaises dont les petits formats in-8 et in-12 sont plus facile à passer sous le manteau.
Pour paraître innocents, les écrivains inventent de nouveaux procédés. Par exemple, Les Lettres Persanes (que je présente sur mon site) sont une fausse correspondance soit-disant traduite par un interprète anonyme. Cette technique du regard étranger va devenir une véritable méthode pour dénoncer les aberrations de la société européenne.
Enfin, les lectures à voix haute dans les clubs les cafés contournent la censure. Le café Procope est même surnommé « la chambre des communes » tant on y discute les lois en préparation… Le Mariage de Figaro est tellement lu en public et en privé qu'au bout de 3 ans, tout le monde le réclame au théâtre, et l'interdiction ne peut plus tenir.
On voit aussi se développer… les Salons, comme celui de Mme Geoffrin qui imitait elle-même le Salon de Mme Tencin. Mme du Deffand, d'abord entourée de ses admirateurs, se met à recevoir des célébrités : Voltaire, Montesquieu, Condorcet… Le Salon de sa nièce, Mme de Lespinasse sera appelé « le laboratoire de l’Encyclopédie » car on y trouve d'Alembert et d'autres Encyclopédistes… Les femmes diffusent les idées des Lumières, mais aussi, elles y contribuent directement !
Femmes des Lumières
Voici 3 femmes qui ont contribué, chacune à sa manière, au développement des Lumières au XVIIIe siècle.
La plus littéraire : Françoise de Graffigny, écrit un roman épistolaire à succès : Les Lettres Péruviennes. Zilia, une jeune femme inca, achetée par un officier français, observe la société française… Le procédé du regard étranger est renouvelé par ce personnage féminin et amérindien.
La plus révolutionnaire : Olympe de Gouges, est une pionnière du féminisme en France. En 1791, elle écrit la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne :
Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l'univers ; reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n'est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de la sottise et de l'usurpation. Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791.
Enfin Mme du Châtelet, physicienne et mathématicienne, traduit Newton, qu'elle confronte à Leibniz, corrigeant la Théorie des Forces de l'Académie des Sciences. À sa mort, Voltaire, son amant de 15 ans, fait remarquer que son manque de reconnaissance était dû… à son sexe :
J’ai perdu un ami de 25 années, un grand homme qui n’avait de défaut que d’être une femme.
Ici, il m'a fallu faire un choix, car de nombreuses femmes ont participé aux Lumières, et notamment des femmes scientifiques, comme Marie-Anne Lavoisier, ou Laura Bassi en Italie.
Sciences et Lumières
La métaphore des Lumières est aussi une métaphore scientifique…
La vaste enceinte des sciences [est] comme un grand terrain parsemé [...] de places éclairées. Nos travaux doivent avoir pour but d’étendre [...] ou de multiplier [...] les centres de lumière. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la Nature, (pensée XIV), 1754.
Les sciences se développent donc rapidement, et on peut dire que la médecine ou les sciences naturelles de la fin du XVIIIe siècle n'ont plus rien à voir avec celles du début du siècle… Buffon par exemple publie une œuvre monumentale, l’Histoire naturelle, en 36 volumes, où il étudie en détails la géologie et les espèces vivantes.
Carl von Linné, botaniste, invente une classification des plantes dans une nomenclature binomiale (deux noms latins). Par exemple Bufonia Paniculata est une petite plante de triste mine qu'il nomme ainsi pour railler son collègue Buffon !
En 1757, le pape lève l'interdit qui frappait les travaux de Galilée. La théorie de l'héliocentrisme, mettant le soleil au centre du système planétaire, illustre bien la métaphore chère aux Lumières de la Raison éclairant le monde ! Mais surtout, il ouvre la voie à de nouvelles découvertes.
Pour ce qui concerne maintenant les sciences physiques, la révolution majeure, c'est l'essor de la physique newtonienne, qui va progressivement remplacer la physique cartésienne. Pour comprendre cette révolution, prenons l'exemple de l'astronomie.
D'après Descartes, si les planètes tournent autour du soleil, c'est parce qu'elles sont poussées au sein d'un grand tourbillon dont le soleil est le centre, et qui tourne lui-même autour du soleil.
Newton réfute cette théorie des tourbillons, et la remplace par une théorie de la force d'attraction universelle. Le soleil a une masse, chaque planète a sa propre masse, par ailleurs il y a une distance entre cette planète et le soleil, et seulement avec ces trois données, Newton va formuler la loi de l'attraction universelle.
En 1705, Edmond Halley, grâce à la théorie de Newton, prédit que la comète que l'on avait vue notamment en 1682, reviendra en 1758. Et quand elle est aperçue dans le ciel en décembre 1758, pour la physique newtonienne, c'est un véritable triomphe, et elle remplace définitivement la physique de Descartes.
En même temps que la physique de Newton, on importe également en France l'empirisme des Anglais, notamment l'empirisme de John Locke. D'après l'empirisme, toutes nos connaissances nous proviennent de l'expérience, contre la théorie de Descarte d’après laquelle nous avons des idées innées.
Cette nouvelle démarche scientifique et philosophique est défendue en France par de nombreux savants et notamment par Diderot et d'Alembert, cet empirisme scientifique et philosophique sera l'une des grandes clés de leur projet, L'Encyclopédie.
L'Encyclopédie
En 1745, un libraire parisien, André Lebreton, propose à Diderot et d'Alembert de traduire un ouvrage anglais, la Cyclopædia de Chambers. Mais bientôt, ils conçoivent un projet plus ambitieux :
Le but d’une Encyclopédie est de rassembler les connaissances, [...] et de les transmettre aux hommes [...] afin que [...] devenant plus instruits, [ils] deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux. Diderot, L'Encyclopédie, Article « Encyclopédie », 1751.
Cette encyclopédie n'est donc pas seulement un projet scientifique exceptionnel, c'est un ouvrage qui totalise et défend la pensée des Lumières. Diderot et d'Alembert font appel à plus de 150 collaborateurs spécialisés et lancent une souscription, qui sera un succès.
Sur les 35 volumes qui paraîtront (en comptant les suppléments) : 11 sont consacrés aux illustrations. Toute une équipe de graveurs réalisent des planches d'anatomie, des schémas décrivant les outils et même les gestes mobilisés dans les métiers les plus divers…
Dans le premier tome, un arbre des connaissances commence avec l'Entendement, et non Dieu ! C'est le début de « la bataille de l'Encyclopédie ».
En 1752, les Jésuites obtiennent son interdiction. Malesherbes, chef de la censure, parvient à la lever. La marquise de Pompadour elle-même aura défendu l'ouvrage, qu’elle fait d’ailleurs représenter à ses côtés.
Mais en 1759, l'Encyclopédie est mise à l'index par le pape, et le privilège qui autorisait son édition est révoqué : la publication se poursuivra alors clandestinement... Cette bataille illustre bien à quel point la pensée des Lumières entre en conflit avec la religion…
Lumières et religion
En 1685, Louis XIV révoque l'édit de Nantes… Les écoles et les temples réformés sont démolis. Les protestants, chassés par les dragonnades, condamnés aux galères, doivent se convertir, ou s'exiler.
Choqué par ces persécutions, Voltaire s’engage, non pas contre la foi, mais contre l’intolérance, et toutes les formes de fanatisme.
Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères, qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes. Voltaire, Traité sur la Tolérance, 1763.
Voltaire écrit ce Traité sur la tolérance pour obtenir la révision du procès de Jean Calas, un protestant accusé d'avoir tué son fils qui voulait se convertir au catholicisme, exécuté en 1762. Voltaire dénonce un procès idéologique, dénué de preuves, et fait réhabiliter Jean Calas en 1764.
Voltaire adopte ce qu'on appelle le déisme : c'est-à-dire que la raison est suffisante pour connaître Dieu, sans avoir besoin de s’appuyer sur une révélation ou un texte comme la Bible. C'est la fameuse image du Dieu-horloger :
L’univers m’embarrasse et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger. Voltaire, Les Cabales, 1772.
Comme Voltaire, Rousseau défend lui aussi le déisme, ou la religion dite « Naturelle ». Il s'agit donc de s'opposer à la fois aux religions révélées et aussi à l'athéisme ou au matérialisme.
Contre les religions révélées, ou les religions dites « positives » Rousseau fait valoir que notre raison et nos sentiments nous permettent de connaître directement Dieu.
De l'autre côté, Rousseau s'oppose aussi au matérialisme, qu'il s'agisse du matérialisme athée comme ce sera le cas chez d'Holbach, ou d'un matérialisme déiste comme c'est le cas chez Helvétius.
Il est essentiel selon Rousseau de conserver l'idée suivant laquelle nous avons une âme immatérielle, et que nous serons récompensés après la mort, pour notre vertu.
Néanmoins, il ne s'agit pas seulement de parler du bonheur après la mort, il s'agit aussi de parler du bonheur terrestre qui lui aussi d'ailleurs est lié à la vertu.
L'Émile, le célèbre traité d'éducation de Rousseau, a donc pour fonction de décrire une éducation qui rende Émile, l'élève, aussi heureux et vertueux que possible.
Quête du bonheur terrestre
Le bonheur terrestre est-il compatible avec la vertu ? Montesquieu, dans la fable des troglodytes de ses Lettres Persanes, s'attache à montrer que la recherche du bonheur mène les humains à s’associer pour organiser une société harmonieuse.
Voltaire, de son côté, amène son Candide à fonder une petite société où chacun se rend utile (sauf Pangloss et Martin). C'est un passage que j'analyse sur mon site, et qui se termine par la célèbre citation :
Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. Voltaire, Candide, 1759.
Avec cette question du bonheur, on va aussi assister à l'essor d'un courant libertin. Alors qu’au XVIIe siècle, le libertinage désignait surtout une indépendance à l'égard de la religion, au XVIIIe siècle le libertin cultive les plaisirs des sens, et plus particulièrement, les plaisirs de la chair !
Un exemple emblématique, ce sont Les Liaisons dangereuses de Laclos, où Valmont et Mme de Merteuil n'ont qu'une seule aspiration : accumuler les conquêtes amoureuses…
Diderot, dans La Religieuse, met en garde contre les dérèglements des désirs que les couvents exaspèrent à force de les entraver. Mais c'est pour mieux valoriser par ailleurs une satisfaction plus naturelle des plaisirs.
Dans le Supplément au Voyage de Bougainville, il met en scène un vieil otaïtien qui se demande ce que la civilisation européenne et ses interdits peuvent bien apporter, comme bienfaits, et comme progrès…
Le progrès, et sa remise en question
Au XVIIIe siècle, on ne parle pas encore du progrès au singulier, on parle toujours des progrès au pluriel, et on admet qu'il y a une convergence entre le progrès de la raison, de la science, le progrès des arts et des techniques, le progrès de la vertu, des mœurs, et enfin, le progrès du bonheur.
Rousseau, notamment dans ses deux premiers discours, remet en question cette opinion courante, et il soutient notamment que les progrès de la raison peuvent nous mener vers davantage d'égoïsme, et non pas vers davantage de vertu.
Dans le second discours, Rousseau insiste sur l'idée que la pitié, c'est-à-dire l'empathie, est naturelle. La pitié ou l'empathie, c'est le fait de souffrir soi-même quand on voit un autre être sensible souffrir. C'est pourquoi Rousseau parle d'une bonté naturelle de l'être humain, qui peut être étouffée par les progrès de la raison et de la société.
Voltaire, qui milite pour un progrès de la civilisation, va réagir à cette idée de Rousseau, dans une lettre célèbre :
J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie […]. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Voltaire, Lettre à Rousseau, Paris, le 10 septembre 1755.
Pourtant les idées rousseauistes qui valorisent la nature et les sentiments, s’opposant aux dérives de la civilisation et de la raison, représentent bien une sensibilité qui émerge au XVIIIe siècle, qu'on appelle parfois préromantique.
On la retrouve dans Les Rêveries du Promeneur Solitaire, ou encore dans La Nouvelle Héloïse, où Rousseau raconte l'amour impossible entre un précepteur Saint-Preux, et son élève, Julie d'Étange :
Cet [...] amour qui fit le destin de ma vie [...] était né sans que je m’en fusse aperçu [...] je me perdis sans croire m’être égaré. Durant le vent j’étais au ciel ou dans les abîmes ; le calme vient, je ne sais plus où je suis. Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761.
D'autres romans du XVIIIe siècle développent aussi ces thèmes préromantiques. Par exemple, Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre raconte une histoire d'amour touchante, au sein d'une nature idyllique, qui compatit aux malheurs des amoureux :
C'est un instinct commun à tous les êtres sensibles et souffrants, de se réfugier dans les lieux les plus sauvages et les plus déserts ; [...] comme si le calme de la nature pouvait apaiser les troubles malheureux de l'âme. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1788.
On assiste aussi pendant tout le XVIIIe siècle au renouveau d’une esthétique baroque, qu’on appelle rococo ou rocaille (très appréciée par la marquise de Pompadour)… Un style ornemental qu’on retrouve dans l’architecture, le mobilier, la peinture, imitant le désordre de la nature, bien loin de la rigueur des jardins à la française.
Avec ces exemples, on voit bien que les Lumières, tout en célébrant la Raison, préparent en fait aussi l'expression de sentiments nouveaux. Et en effet, elles ont donné une grande place à l'individu, à son jugement personnel, mais sans lui donner encore tous les moyens d’exprimer ses émotions profondes et parfois refoulées.
Ainsi, tout est en place pour l’éclosion du mouvement romantique, qui sera en France et en Europe comme l'onde de choc de cette période révolutionnaire…
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