Couverture du livre XVIe siĂšcle de Mediaclasse

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Couverture pour XVIe siĂšcle

Rabelais, Gargantua
Chapitre 23
Explication linéaire



Sur cette page, nous rĂ©alisons ensemble une explication linĂ©aire d'un passage trĂšs cĂ©lĂšbre de Gargantua de Rabelais. Il s'agit du passage oĂč Gargantua reçoit une Ă©ducation humaniste avec son professeur Ponocrates. C'est un passage trĂšs Ă©tudiĂ©, car il contient tous les prĂ©ceptes humanistes de Rabelais. La forme de cette explication de texte, en trois mouvements, est idĂ©ale pour l'oral du bac de français.

Introduction



Quand Rabelais Ă©crit Pantagruel, puis Gargantua, exactement au mĂȘme moment, dans les annĂ©es 1530, Copernic finalise et diffuse sa thĂ©orie : pour lui, la Terre n’est pas au centre de l’univers, non, elle tourne autour du soleil avec les autres planĂštes !

Or en disant ça, il remet complĂštement en cause la philosophie d’Aristote, l’enseignement scolastique, une bonne partie des dogmes de l’Église, et mĂȘme tout simplement nos sens, qui nous laissent penser que c’est le soleil, qui tourne


Beaucoup de certitudes sont Ă©branlĂ©es, et les penseurs humanistes vont alors essayer de trouver de nouveaux outils pour comprendre l’univers. Il vont les chercher au-delĂ  des arguments d’autoritĂ©, au-delĂ  des dogmes et des apparences, tout en restant dans une pensĂ©e oĂč la crĂ©ation a quelque chose de divin.

Or c’est exactement cette histoire qu’on trouve dans Gargantua : l’échec d’une Ă©ducation basĂ©e sur les anciens principes de la scolastique, nous oblige Ă  chercher une pĂ©dagogie renouvelĂ©e. En respectant les grands cycles naturels, en observant directement la nature, en alliant le corps et l’ñme, on peut alors espĂ©rer construire un vĂ©ritable savoir solide, pratique et moral.

Problématique


Comment l’éducation que reçoit Gargantua reflĂšte-t-elle les aspirations de cette pensĂ©e humaniste, en quĂȘte des meilleures dĂ©marches pour apprĂ©hender les mystĂšres du monde ?

Pour que vous puissiez bien suivre, je vais annoncer les mouvements au fur et à mesure de l'analyse, et citer le texte trÚs clairement. Si besoin, tous mes documents se trouvent au format PDF, juste en dessous de la vidéo.

Premier mouvement :
La quĂȘte d’un noble savoir



Ce premier mouvement, on pourrait l’appeler « la quĂȘte d’un noble savoir », car Ponocrates met en place toutes les conditions pour permettre Ă  Gargantua d’apprendre un savoir de qualitĂ©.

D’abord, c’est une organisation dans le temps qui s’adapte parfaitement au cycle du soleil : « Il le soumit Ă  un rythme de travail tel qu’il ne perdait pas une heure de la journĂ©e ». La double nĂ©gation « il ne perd pas un heure » signifie bien : il les met toutes Ă  profit. C’est une litote : une attĂ©nuation qui renforce le propos.

AprĂšs, cette mĂȘme idĂ©e est dĂ©veloppĂ©e « mais il consacrait au contraire tout son temps aux lettres et au noble savoir ». Le bon usage du temps doit donc s’adapter Ă  l’acquisition d’un savoir de qualitĂ©. C’est une Ă©panorthose : reformuler pour mieux dire, renforcĂ©e par des liens d’opposition « mais 
 au contraire ».

Et enfin, non seulement Gargantua met à profit chaque instant de sa journée, mais en plus, il pratique bien souvent deux activités simultanément, avec le lien logique de temps :
Pendant qu’on le frictionnait, on lui lisait quelques pages des saintes Écritures, à voix haute et claire, avec la prononciation requise.

Ces trois remarques sur l’occupation du temps de Gargantua forment donc bien ensemble une gradation (une augmentation en intensitĂ©) qui se termine avec un lien de consĂ©quence :
Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin.

C'est-Ă -dire, assez tĂŽt pour pouvoir assister au lever du soleil. On verra un peu plus tard que l’observation du ciel fait partie des activitĂ©s importantes de Gargantua.

DeuxiĂšme chose importante dans ce passage : la variĂ©tĂ© des apprentissages, qui se traduit par l’apparition du pronom indĂ©fini en position de sujet « on le frictionnait » et « on lui lisait ». Dans ces deux activitĂ©s, le corps est mobilisĂ© tout autant que l’esprit.

Gargantua est d’abord mis en situation passive, il est complĂ©ment d’objet « il est soumis 
 il est frictionnĂ© 
 on lui lisait », mais il reprend ensuite un rĂŽle actif qui l’implique personnellement :
Suivant le thÚme et le sujet du passage, bien souvent, il s'appliquait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu dont la majesté et les merveilleux jugements apparaissaient à la lecture.

La dĂ©couverte des Ă©critures implique donc une activitĂ© personnelle de rĂ©flexion sur « les jugements de Dieu. » Au fond, si on veut traduire ça avec des mots plus modernes, il s’agit d’associer ces nouvelles connaissances Ă  une rĂ©flexion morale. C’est le sens de la trĂšs cĂ©lĂšbre citation tirĂ©e de Pantagruel :
Science sans conscience n’est que ruine de l’ñme.
Rabelais, Pantagruel, 1532.


C’est pour favoriser cette rĂ©flexion personnelle que Rabelais prĂ©cise que celui qui fait la lecture Ă  Gargantua n’est pas un savant ni un homme d’Église : « Cet office Ă©tait dĂ©volu Ă  un jeune page natif de BaschĂ©, nommĂ© Agnostes. » Agnostes, Ă©tymologiquement, du grec ancien a-gnostos, celui qui ne sait pas, l’ignorant.

À l’époque de Rabelais, Ă  la faveur des traductions de la bible en langue vulgaire, de l’imprimerie, et de la RĂ©forme, naĂźt un mouvement dit Ă©vangĂ©lique : ils revendiquent le droit de ne pas passer par des intermĂ©diaires (prĂȘtres, ecclĂ©siastiques) pour lire directement la parole des Ă©vangiles. Rabelais est lui-mĂȘme trĂšs proche de ces idĂ©es.

DeuxiĂšme mouvement :
Un cycle naturel



Ce mouvement, on pourrait l’appeler : « un cycle naturel » parce que Rabelais rapproche deux moments de l’apprentissage de Gargantua, qui sont liĂ©s Ă  des cycles naturels : la digestion, et l’évolution du ciel.

D’abord, la tournure est Ă©trangement trĂšs gĂ©nĂ©rale : « Puis il allait aux lieux secrets excrĂ©ter le produit des digestions naturelles. » Pourquoi utiliser ces pĂ©riphrases « les lieux secrets 
 le produit des digestions » ? Rabelais nous fait voir une mĂ©taphore : le savoir, comme une nourriture, se digĂšre longuement.

Et voilĂ  pourquoi Rabelais parle de lieux « secrets », de passages « obscurs » : les aliments les plus nourrissants, les savoirs les plus fondamentaux, sont plus difficiles Ă  digĂ©rer que les autres. L’activitĂ© du corps renvoie mĂ©caniquement Ă  celle de l’esprit :
Là, son précepteur répétait ce qu'on avait lu, lui expliquant les passages les plus obscurs et les plus difficiles.

En fait, ce systĂšme symbolique traverse l’Ɠuvre de Rabelais : la nourriture, la boisson, la digestion, les excrĂ©ments, tout ça participe au cycle naturel d’un organisme qui fonctionne bien. Le corps humain, le cerveau, mais aussi, la sociĂ©tĂ©, et crĂ©ation entiĂšre... fonctionnent sur ce mĂȘme schĂ©ma.

Ainsi, la farce Rabelaisienne est comparable Ă  un outil d’alchimiste, qui nous aide Ă  comprendre, sous couvert d’humour, des sujets sĂ©rieux, exactement comme les SilĂšnes du prologue, ces boĂźtes grotesques qui renferment les onguents les plus prĂ©cieux et les plus efficaces des apothicaires.

On passe donc naturellement des latrines Ă  l’observation des cieux. Du microcosme au macrocosme... Avec un certain humour, Rabelais juxtapose ce qui est le plus bas et ce qui est le plus Ă©levĂ© :
En revenant, ils considéraient l'état du ciel, regardant s'il était comme ils l'avaient remarqué la veille au soir et en quels signes entrait le soleil, et aussi la lune, ce jour-là.

Rabelais insiste sur la simultanĂ©itĂ© et la rĂ©pĂ©tition des actions. Le verbe « revenant » redouble le prĂ©fixe re- du verbe « rĂ©pĂ©ter » et le gĂ©rondif « expliquant ». L’exagĂ©ration nous met en garde : attention, l’organisation du temps doit rester naturelle !

Peut-ĂȘtre que Rabelais se moque ici gentiment de Ponocrates, qui ne peut pas faire deux pas avec ses Ă©lĂšves, sans se croire obligĂ© en mĂȘme temps de lever les yeux vers la voĂ»te cĂ©leste ! Contempler le ciel ne doit pas nous empĂȘcher de regarder oĂč l’on va.

Au Moyen-Âge, et encore Ă  la Renaissance, l’astronomie est Ă©troitement liĂ©e Ă  l’astrologie : les mouvements du ciel sont des prĂ©sages. Observer le ciel, c’est constater dans l’univers un ordre encore plus grand, le monde matĂ©riel est liĂ© Ă  un monde spirituel qui fonctionnent ensemble dans une certaine harmonie.

Alors que Copernic Ă©labore et diffuse sa thĂ©orie de l’hĂ©liocentrisme, les humanistes du XVIe siĂšcle participent Ă  un grand mouvement de la pensĂ©e, qui Ă©labore de nouveaux outils et de nouvelles mĂ©thodes pour comprendre cette harmonie secrĂšte qui organise l’Univers... qui fondent les principes Ă©pistĂ©mologiques de la science telle que nous la connaissons aujourd’hui.

TroisiĂšme mouvement :
Le corps et l’ñme



Ce dernier mouvement, on pourrait l’appeler « le corps et l’ñme », parce que Rabelais revient au corps, non plus sous l’angle mĂ©canique de la digestion, mais comme le siĂšge de quelque chose de plus grand.

Cela fait, il Ă©tait habillĂ©, peignĂ©, coiffĂ©, apprĂȘtĂ© et parfumĂ© et, pendant ce temps, on lui rĂ©pĂ©tait les leçons de la veille.
D’un cĂŽtĂ© le corps, cette fois, on en prend soin ; et de l’autre cĂŽtĂ©, l’esprit, les leçons. Les deux fonctionnent ensemble, simultanĂ©ment « pendant ce temps ».

Il y a quelque chose d’un peu artificiel, qui prĂȘte Ă  rire, quand on voit Ă  quel point Ponocrate mĂȘle systĂ©matiquement deux activitĂ©s qui n’ont rien Ă  voir. Rabelais prĂ©serve un peu de dĂ©rision dans ce passage sĂ©rieux
 Mais il y a un but Ă  cela : montrer que le corps est liĂ© Ă  l’ñme, et que la thĂ©orie Ă©claire la pratique.

Et en effet, les leçons apprises dépassent la simple récitation pour devenir des exemples pratiques.
Lui-mĂȘme les rĂ©citait par cƓur et y appliquait des exemples pratiques concernant la condition humaine.

Dans l’éducation humaniste, la vĂ©ritable connaissance s’applique Ă  des cas concrets.

L’auteur prĂ©cise aussitĂŽt qu’elles « concernent la condition humaine » : c’est-Ă -dire, surtout Ă  l’époque, notre condition de mortels : la finitude de ce corps, qui laisse place Ă  autre chose, l’immortalitĂ© de l’ñme.

On comprend alors mieux la mĂ©taphore de ce corps qui est habillĂ©, puis coiffĂ© et mĂȘme parfumĂ© : ces Ă©tapes suivent justement le fil d’une conversation qui est de plus en plus Ă©levĂ©e :
Ils poursuivaient quelquefois cette discussion pendant deux ou trois heures, mais d'habitude ils s'arrĂȘtaient quand il Ă©tait complĂštement habillĂ©.

Enfin, ces pensĂ©es prennent une vĂ©ritable valeur, parce qu’elles sont Ă©changĂ©es avec l’autre. Les rĂ©citations ne sont qu’une thĂ©orie, mais la mise en pratique reste insuffisante tant qu’elle n’est pas discutĂ©e avec d’autres. L’éducation humaniste repose sur l’interaction entre le formateur et son Ă©lĂšve.

D’ailleurs la discussion est aussitĂŽt accompagnĂ©e de sports qui se pratiquent Ă  deux ou trois, l’auteur prend la peine de le prĂ©ciser :
Ensuite, [...] toujours en discutant du sujet de la lecture, ils allaient faire du sport au Grand Braque ou dans les prés ; ils jouaient à la balle, à la paume, au ballon à trois.

L’auteur commente d’ailleurs lui-mĂȘme l’importance de ces exercices physiques : « s'exerçant Ă©lĂ©gamment les corps, comme ils s'Ă©taient auparavant exercĂ© les Ăąmes. » Ce qui est intĂ©ressant, c’est le dernier adverbe « Ă©lĂ©gamment » qui est bien traduit du Moyen français « galantement » qui signifie « avec Ă©lĂ©gance, avec goĂ»t ».

La derniĂšre valeur de ce passage, c’est donc une notion d’esthĂ©tique, d’harmonie. Pour les penseurs humanistes du XVIe siĂšcle, le monde n’est pas un chaos : les diffĂ©rents niveaux de la crĂ©ation doivent fonctionner ensemble : la vĂ©ritable connaissance rĂ©sulte d’une observation de la nature, qui est elle-mĂȘme la manifestation d’une volontĂ© mystĂ©rieuse et divine.

Conclusion



En dĂ©crivant l’éducation de Gargantua, Rabelais nous donne toutes les clĂ©s d’une Ă©ducation humaniste
 D’abord, elle s’inscrit dans des cycles naturels : ceux de l’univers et ceux du corps. Le microcosme est le reflet d’un macrocosme.

Ensuite, l’expĂ©rimentation, c’est-Ă -dire, l’observation directe du monde, est associĂ©e et une libertĂ© d’interprĂ©tation. Rabelais se mĂ©fie des connaissances toutes faites et des arguments d’autoritĂ©.

Et enfin, c’est une Ă©ducation qui garde une visĂ©e pratique et morale. La connaissance est un outil qui doit ĂȘtre mis au service d’un sens qui nous dĂ©passe. À l’époque de Rabelais, cela se traduit surtout par cette question du salut de l’ñme.

En suivant ces principes, l’éducation humaniste vise Ă  construire un vĂ©ritable savoir, prĂ©cieux et utile, associant la thĂ©orie et la pratique, le corps et l’ñme, la science et la conscience.

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