Montaigne, Les Essais
Des Coches « Les fruits sauvages »
Explication au fil du texte
Extrait étudié
Or, je trouve, pour revenir Ă mon propos, quâil nây a rien de barbare et de sauvage dans ce peuple, selon ce quâon mâen a rapportĂ©, sinon que chacun appelle barbarie ce qui nâest pas de son usage ; comme en vĂ©ritĂ© il semble que nous nâavons pas dâautre critĂšre pour la vĂ©ritĂ© et la raison que les exemples, les idĂ©es et les usages du pays oĂč nous vivons. LĂ se trouve toujours la religion parfaite, le gouvernement parfait, lâusage parfait et accompli en toutes choses.
Ils sont sauvages, comme nous appelons sauvages les fruits que la nature produit dâelle-mĂȘme de maniĂšre ordinaire : lĂ oĂč, en vĂ©ritĂ©, ce sont ceux que nous avons altĂ©rĂ©s par notre artifice et dĂ©tournĂ©s de lâordre commun, que nous devrions plutĂŽt appeler sauvages. Dans les premiers, nous trouvons, vives et vigoureuses, les propriĂ©tĂ©s et les vraies vertus, utiles et naturelles, que nous avons abĂątardies dans les autres, en les accommodant au plaisir de notre goĂ»t corrompu.
Ce nâest pas raison de dire que lâart lâemporte sur notre grande et puissante mĂšre Nature. Nous avons tellement surchargĂ© la beautĂ© et la richesse de ses produits par nos inventions que nous lâavons complĂštement Ă©touffĂ©e. Et partout oĂč elle se montre dans toute sa puretĂ©, elle fait grandement honte Ă nos vaines et frivoles entreprises.
Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver Ă reprĂ©senter le nid du moindre oiselet, sa texture, sa beautĂ© et son utilitĂ©, pas plus que la toile de la chĂ©tive araignĂ©e. Ces peuples me semblent donc barbares, parce quâils ont Ă©tĂ© fort peu façonnĂ©s par lâesprit humain, et quâils sont demeurĂ©s trĂšs proches de leur Ă©tat originel.
Introduction
1562, trois chefs de la tribu des Tupinambas sont venus du BrĂ©sil pour rendre visite Ă Charles IX, Ă Rouen... Le jeune roi nâa alors que 12 ans. Montaigne raconte lâanecdote et affirme quâil Ă©tait lui-mĂȘme prĂ©sent, et mĂȘme, quâil a parlĂ© avec ces trois personnages, par lâintermĂ©diaire dâun traducteur !
Pas sĂ»r que tout se soit dĂ©roulĂ© comme le raconte Montaigne, mais en tout cas, il utilise cette anecdote pour interpeller ses contemporains : la dĂ©couverte dâun nouveau monde, câest dâabord la dĂ©couverte de peuples aux cultures radicalement diffĂ©rentes, ça interroge nos usages, notre civilisation, notre humanitĂ©.
VoilĂ ce qui passionne Montaigne : Ă ce contact, tout ce qui paraissait normal, indiscutable, perd son Ă©vidence. Câest un bouleversement extraordinaire, avec des rĂ©percussions qui vont traverser les siĂšcles jusquâĂ aujourdâhui.
Mais ici, on nâest encore quâau dĂ©but du chapitre. Montaigne prĂ©fĂšre aborder son sujet en douceur, de maniĂšre dĂ©tournĂ©e : le ton personnel et dĂ©gagĂ© de la discussion, lâĂ©loignement gĂ©ographique des Tupinambas, la distanciation philosophique, les images apparemment innocentes, tout ça permet en fait de prĂ©parer son lecteur Ă des remises en causes considĂ©rables.
Problématique
Comment Montaigne présente-t-il cet exemple des Tupinambas pour mieux préparer son lecteur à reconsidérer toutes les certitudes de sa propre culture ?
Plan et axes de lecture
DĂšs le dĂ©but, Montaigne nous annonce quâil va falloir questionner nos idĂ©es reçues ! Cette expĂ©rience extraordinaire, la rencontre avec un peuple aux coutumes diffĂ©rentes, interroge les notions de culture, dâhumanitĂ©, la place de la nature dans la civilisation⊠Avec des images variĂ©es, en tissant des liens dâun sujet Ă lâautre, Montaigne mobilise notre intelligence sur des questionnements que les humanistes du XVIe siĂšcle ont puisĂ©s chez les Anciens, pour mieux les transmettre aux siĂšcles suivants.
Premier mouvement :
Questionner des idées reçues
Or, je trouve, pour revenir Ă mon propos, quâil nây a rien de barbare et de sauvage dans ce peuple, selon ce quâon mâen a rapportĂ©, sinon que chacun appelle barbarie ce qui nâest pas de son usage ; comme en vĂ©ritĂ© il semble que nous nâavons pas dâautre critĂšre pour la vĂ©ritĂ© et la raison que les exemples, les idĂ©es et les usages du pays oĂč nous vivons. LĂ se trouvent toujours la religion parfaite, le gouvernement parfait, lâusage parfait et accompli en toutes choses.
Les premiers mots du passage représentent bien le style de Montaigne dans ses Essais, qui n'hésite pas à faire des digressions, pour mieux revenir à son propos. Montaigne crée des liens, pour mieux faire réfléchir le lecteur. C'est le fameux style « à sauts et à gambades » :
Je mâĂ©gare... mais plutĂŽt par une libertĂ© voulue que par mĂ©garde. Mes idĂ©es se suivent, mais parfois de loin ; elles se rĂ©pondent, mais de façon dĂ©tournĂ©e. [...] Jâaime que lâon Ă©crive de façon poĂ©tique, en sautillant, en gambadant.
Michel de Montaigne, Les Essais, Livre III, Chapitre 9, 1580.
Le style des Essais, c'est aussi cette prĂ©sence de la premiĂšre personne, mais une premiĂšre personne modeste, qui donne son point de vue sans lâimposer : « je trouve, mon propos, ce quâon me rapporte⊠» il se questionne lui-mĂȘme dans sa relation avec les autres.
Dâailleurs on le voit en relevant les pronoms personnels du passage : le « je » de Montaigne nâest pas seul au monde, il Ă©coute et relaie le tĂ©moignage de ce « on », il participe Ă ce « nous » et aussi, il s'inclut dans ce « chacun ».
En mĂȘme temps, tout au long de cette longue phrase, le « nous » est dĂ©pouillĂ© : nĂ©gation du verbe avoir, restriction « pas dâautre que », CC de but et de lieu ; subordonnĂ©e relative dĂ©terminative (elle restreint le sens de lâantĂ©cĂ©dent). Cette progressive prise de conscience des limites de notre point de vue, câest la premiĂšre leçon de relativisme culturel de Montaigne.
Cette variĂ©tĂ© des cultures, on la retrouve bien dans la distributivitĂ© du pronom indĂ©fini « chacun » quâon peut dâailleurs tout aussi bien appliquer Ă des individus quâĂ des groupes (des « nations » par exemple). Ce petit mot est vraiment fondateur ici, il reprĂ©sente bien la dimension irrĂ©ductible de la variĂ©tĂ© des cultures.
Dâailleurs, si on tente de suivre les implications de ce « chacun », lâidĂ©e est bien prĂ©sente dans notre texte : chacun / trouve / sa religion parfaite. Indirectement, Montaigne dĂ©nonce les guerres de religion qui dĂ©chirent son propre pays, il utilise lâexemple de ce peuple lointain pour mieux montrer lâabsurditĂ© de ces massacres fratricides. VoilĂ un exemple de sauvagerie et de barbarie quâon nâa pas besoin dâaller chercher dans un pays lointain...
Dâabord les « exemples » forment des « idĂ©es » qui produisent des « usages », qui redonnent alors encore des « exemples »⊠le lecteur interpellĂ© voit bien se dessiner une boucle : câest lâaveuglement dâun regard ethnocentré⊠Avec ce raisonnement, on peut dire que Montaigne est prĂ©curseur, puisque la notion dâethnocentrisme ne sera dĂ©finie quâau dĂ©but du XXe siĂšcle :
L'ethnocentrisme est le terme technique pour cette vue [...] selon laquelle [...] chaque groupe pense que ses propres coutumes sont les seules bonnes et s'il observe que d'autres groupes ont d'autres coutumes, celles-ci provoquent son dédain.
William Graham Sumner, Folkways, 1906.
Dans ce sens, la rĂ©pĂ©tition du terme « usage » est rĂ©vĂ©latrice, regardez : il est dâabord au singulier « ce qui nâest pas de son usage », pour ensuite devenir pluriel : « les usages du pays oĂč nous vivons » jusquâĂ prendre une valeur ironiquement gĂ©nĂ©rale et universelle : « lâusage parfait et accompli en toute chose ».
Lâironie laisse entendre lâinverse de ce qui est dit, câest donc parfait pour dĂ©monter un prĂ©jugĂ©. Ici, elle passe par la rĂ©pĂ©tition de lâadjectif « parfait » : la religion parfaite, le gouvernement parfait, lâusage parfait. Tout ça provoque un effet dâexagĂ©ration, une hyperbole qui rĂ©vĂšle bien la distance de Montaigne.
Lâeffet dâexagĂ©ration est dâailleurs augmentĂ© par des plĂ©onasmes (la rĂ©pĂ©tition dâune mĂȘme idĂ©e) : « parfait » est carrĂ©ment redoublĂ© par lâadjectif « accompli ». Lâadverbe « toujours » est rĂ©pĂ©tĂ© plus longuement par le complĂ©ment circonstanciel de maniĂšre « en toutes choses ». Avec ces procĂ©dĂ©s, le prĂ©jugĂ© apparaĂźt Ă nos yeux dans toute son outrance.
Dâailleurs, lâadverbe « toujours » du texte original est parfois traduit en français moderne par « pour nous » ou « Ă nos yeux ». Câest intĂ©ressant, parce ça rĂ©vĂšle bien l'ambiguĂŻtĂ© du mot ! Sous lâapparence dâune vĂ©ritĂ© absolue, se cache en fait un point de vue limitĂ©.
Montaigne nous annonce dâemblĂ©e quâil compte renverser un prĂ©jugĂ©. Dâabord, par la forme nĂ©gative : « il nây a rien de barbare et de sauvage en cette nation » ! Lâadverbe de nĂ©gation « rien » est catĂ©gorique et dĂ©clare bien les intentions de Montaigne : contredire lâidĂ©e que ce peuple serait barbare ou sauvage.
Dâailleurs, le lien logique de concession « sinon que » lâamĂšne en fait surtout Ă dĂ©tourner complĂštement la thĂšse adverse « barbare ? sauvage » ? Oui en effet, si on change complĂštement le sens de ces mots ! La rhĂ©torique de Montaigne sâadresse avant tout Ă lâintelligence de son lecteur.
« Chacun appelle barbarie ce qui nâest pas de son usage » Implicitement, Montaigne rappelle lâĂ©tymologie du mot « bar-bar » câest Ă lâorigine une onomatopĂ©e, pour les Grecs anciens, le charabia incomprĂ©hensible des peuples qui ne parlent pas leur langue. Le barbare, câest tout simplement celui qui nâest pas grec.
En reformulant cette dĂ©finition, Montaigne ouvre un questionnement qui traverse les siĂšcles et qui sera fondateur pour lâethnologie au XXe siĂšcle :
Cette attitude de pensĂ©e, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » [...] hors de lâhumanitĂ©, est justement lâattitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mĂȘmes. [...] Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit Ă la barbarie.
Claude LĂ©vi-Strauss, Race et Histoire, 1952.
« Ce qui nâest pas de notre usage » / ce qui ne provient pas « du pays oĂč nous vivons ». Non seulement Montaigne affirme avoir rencontrĂ©s les Tupinambas, mais en plus, il rapporte le tĂ©moignage dâun voyageur qui a vĂ©cu parmi eux : « Selon ce qu'on m'a rapportĂ© ». Il prĂ©cise dâailleurs en amont les qualitĂ©s de ce tĂ©moin :
Jâai eu longtemps auprĂšs de moi un homme qui avait vĂ©cu dix ou douze ans dans cet autre monde qui a Ă©tĂ© dĂ©couvert en notre siĂšcle. [...] Il faut disposer comme tĂ©moin, soit dâun homme dont la mĂ©moire soit trĂšs fidĂšle, soit dâun homme si simple quâil [...] nâait lĂ -dessus aucun prĂ©jugĂ©. C'Ă©tait le cas du mien.
Montaigne, Les Essais, Livre I chapitre 30, 1580.
Et voilĂ pourquoi Montaigne utilise souvent des verbes de perception : « trouver ⊠rapporter ⊠sembler ⊠se trouver ». Montaigne prolonge la dĂ©marche de lâexplorateur : lâexpĂ©rience est justement une occasion de dĂ©passer les prĂ©jugĂ©s et dâatteindre de nouvelles connaissances.
Le dĂ©terminant dĂ©monstratif reprĂ©sente bien cette dĂ©marche : « cette nation » est reprise par le pronom « en » : ce qui est lointain semble sâopposer Ă ce qui est proche « le pays oĂč nous vivons ⊠lĂ se trouve ». Vous voyez comment ces deux petits mots renvoient Ă la rĂ©alitĂ© qui nous entoure ? Cette rĂ©fĂ©rence Ă la situation dâĂ©nonciation, les linguistes lâappellent dĂ©ictique.
La valeur des temps va dans le mĂȘme sens, regardez. Le prĂ©sent dâĂ©nonciation (pour des actions rĂ©alisĂ©es au moment oĂč lâon parle) « je trouve ⊠il semble que » permet dâobserver et de constater. Le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale (pour des actions vraies en tout temps) permet de tirer des conclusions « il nây a rien de barbare ⊠chacun appelle ⊠ce qui nâest pas de son usage ».
Cet aller-retour entre observations et interprĂ©tations reprĂ©sente bien lâimportance de lâexpĂ©rience, chĂšre aux humanistes du XVIe siĂšcle, et qui sera fondatrice pour les siĂšcles suivants.
Et on a mĂȘme une sorte de prĂ©sent intermĂ©diaire, qui ne parvient pas Ă devenir universel... Soit parce quâil est niĂ© « nous nâavons pas de critĂšre » ; soit parce quâil est circonstanciĂ© : « le pays oĂč nous vivons » ; soit parce quâil est ironique : « lĂ se trouve toujours la religion parfaite ». Seule une expĂ©rience plus complĂšte du monde peut nous aider Ă atteindre une vĂ©ritable connaissance, et câest justement ce que Montaigne va nous inviter Ă faire maintenant.
DeuxiĂšme mouvement :
Les vertus des fruits sauvages
Ils sont sauvages, comme nous appelons sauvages les fruits que la nature produit dâelle-mĂȘme de maniĂšre ordinaire : lĂ oĂč, en vĂ©ritĂ©, ce sont ceux que nous avons altĂ©rĂ©s par notre artifice et dĂ©tournĂ©s de lâordre commun, que nous devrions plutĂŽt appeler sauvages. Dans les premiers, nous trouvons, vives et vigoureuses, les propriĂ©tĂ©s et les vraies vertus, utiles et naturelles, que nous avons abĂątardies dans les autres, en les accommodant au plaisir de notre goĂ»t corrompu.
Dans ce passage, Montaigne fait dâabord une comparaison : lâoutil de comparaison comme ; le comparant, les fruits ; le comparĂ©, les hommes, et le point dâanalogie, le fait dâĂȘtre sauvage. On reconnaĂźt bien la mĂ©thode de Montaigne, qui nâhĂ©site pas Ă faire des dĂ©tours pour mieux captiver lâintelligence de son lecteur.
Il va mener le procĂ©dĂ© jusquâau bout, regardez : alors que la troisiĂšme personne du pluriel dĂ©signe dâabord la peuplade des Tupinambas, toute la rĂ©flexion va en fait porter sur « les fruits » qui sont repris par divers pronoms : relatifs, dĂ©monstratifs, numĂ©raux, personnels, indĂ©finis⊠Ce dĂ©tour par les fruits permet Ă Montaigne dâavancer son idĂ©e plus doucement, sans confronter directement les peuples et les cultures.
Dâailleurs, quand on regarde de plus prĂšs les pronoms, on voit que Montaigne sâapplique Ă prĂ©senter des images trĂšs concrĂštes Ă ses lecteurs. Dâabord avec le pronom dĂ©monstratif « ceux » qui est repris dans la relative qui suit. Quand il prĂ©sente ses deux catĂ©gories de fruits, on se croirait presque au marchĂ© devant un Ă©talage de primeurs : « les premiers ⊠les autres ».
Mais est-ce que ce nâest pas aussi une rĂ©fĂ©rence au geste tentateur de Satan dans la bible, qui prĂ©sente le fruit de la connaissance aux Hommes ? Ă lâinverse, on dirait que Montaigne nous invite Ă goĂ»ter les fruits plus proches dâun Ă©tat originel plus innocent.
On retrouve aussi cette idĂ©e dâun Ăąge d'innocence, un ge dâOr, dans la mythologie antique, auquel Pandore mettra un terme en ouvrant la fameuse boĂźte. Suivront alors un Ăąge dâargent, dâairain et de fer. Pour les Anciens que Montaigne admire beaucoup, les premiers hommes sont donc loin dâĂȘtre des sauvagesâŠ
« Sauvage » : dans le processus de rĂ©pĂ©tition, le nom commun les sauvages (pĂ©joratif) est devenu un adjectif. Or justement, lâadjectif a plusieurs sens, et câest lĂ que Montaigne va pouvoir faire une distinction : cette rĂ©pĂ©tition dâun mĂȘme mot dans deux sens diffĂ©rents, câest ce quâon appelle une antanaclase.
Mais que se passe-t-il ici ? En rĂ©pĂ©tant le mot « sauvage », Montaigne remplace le premier sens quâon prĂ©suppose pĂ©joratif (sauvage : primitif, sans organisation, violent) par un deuxiĂšme sens qui lui, est connotĂ© positivement (sauvage, qui Ă©volue dans la nature librement, sans intervention ni artifice). Le mot ne change pas, mais le point de vue nâest dĂ©jĂ plus le mĂȘme.
Pour ĂȘtre parfaitement explicite, Montaigne remplace mĂȘme le mot sauvage par une pĂ©riphrase (qui dit la mĂȘme chose en plusieurs mots) : « que la nature produit d'elle-mĂȘme d'une maniĂšre ordinaire ». Ordinaire, laisse bien entendre alors que la Nature obĂ©it Ă un ordre. Rien quâavec ce mot, Montaigne retourne la situation : ce qui est sauvage nâest donc pas forcĂ©ment tumultueux ou violent. Il y a une harmonie dans la Nature, qui prĂ©existe peut-ĂȘtre Ă lâaction de lâĂȘtre humain.
Montaigne va donc ensuite sans cesse opposer les deux connotations : « vives ⊠vigoureuses ⊠vraies ⊠utiles ⊠naturelles » pour qualifier ce qui est le produit de la nature et au contraire « abĂątardies ⊠corrompu » pour tout ce qui est artificiel. Câest un vĂ©ritable renversement des idĂ©es reçues : alors que lâartifice est normalement valorisĂ© du cĂŽtĂ© de la civilisation, Montaigne rĂ©habilite ce qui est naturel.
La premiĂšre personne du pluriel va alors permettre Ă Montaigne de conserver les enjeux culturels au cĆur de ce jeu dâopposition. Alors que la troisiĂšme personne (eux) est toute entiĂšre du cĂŽtĂ© de lâidentitĂ© « ils sont » avec le verbe dâĂ©tat ; au contraire, la premiĂšre personne sera du cĂŽtĂ© de lâarbitraire (nous appelons sauvages) de la faussetĂ© (nous avons altĂ©rĂ©) de lâerreur (nous devrions) de la dĂ©gradation physique (nous avons abĂątardi) et mĂȘme de la corruption morale (notre goĂ»t corrompu).
Quand on regarde cette progression, on peut mĂȘme dire que câest une gradation (une augmentation en intensitĂ©) : ce qui nâĂ©tait quâun contresens nous conduit progressivement Ă la faute morale. En s'Ă©loignant de la nature, la civilisation ne sâĂ©loigne-t-elle pas aussi dâun certain ordre originel ?
Câest lĂ quâon perçoit Ă quel point Montaigne, bien quâappartenant au courant humaniste du XVIe siĂšcle, nâa plus lâoptimisme des premiers penseurs de la Renaissance comme Rabelais ou Thomas More... Les conquĂȘtes du nouveau monde et les guerres de religion ont mis Ă mal la foi dans le progrĂšs, et posent cette question redoutable : la civilisation est-elle toujours dĂ©sirable ?
Le conditionnel nous invite bien Ă corriger cette erreur, mais sans injonction : « nous devrions plutĂŽt ». Câest surtout ici une invitation Ă se pencher sur les exemples qui ne viennent quâaprĂšs : « les premiers, les autres ». Montaigne guide son lecteur trĂšs progressivement, et repassant toujours par lâexpĂ©rience.
TroisiĂšme mouvement :
Une mise en garde contre la vanité
Ce nâest pas raison de dire que lâart lâemporte sur notre grande et puissante mĂšre Nature. Nous avons tellement surchargĂ© la beautĂ© et la richesse de ses produits par nos inventions que nous lâavons complĂštement Ă©touffĂ©e. Et partout oĂč elle se montre dans toute sa puretĂ©, elle fait grandement honte Ă nos vaines et frivoles entreprises.
Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa texture, sa beauté et son utilité, pas plus que la toile de la chétive araignée.
Montaigne prend directement le contrepied dâune idĂ©e reçue avec une tournure nĂ©gative : « ce nâest pas raison ». Le nom commun « raison » nâa encore que le sens quâon lui donne au XVIe siĂšcle (= un argument, une preuve, une justification). Il est dâailleurs souvent traduit en français moderne par « justifiĂ© ». Il sâagit donc surtout de bien montrer au lecteur les Ă©tapes de son raisonnement.
Lâexemple Ă©volue ici des fruits cultivĂ©s Ă un domaine plus gĂ©nĂ©ral et particuliĂšrement culturel : lâart. Ă lâĂ©poque, les arts dĂ©signent tous les domaines techniques, les beaux-arts, mais aussi les arts mĂ©caniques et lâartisanat.
Or justement, ce mot « art » a la mĂȘme origine que le mot « artifice » (du latin ars, artis = habiletĂ©, mĂ©tier, connaissance technique). Ce nouveau dĂ©tour du raisonnement permet Ă Montaigne dâĂ©largir encore son propos, et de mieux montrer que cette prĂ©Ă©minence de lâartifice ne se trouve pas dans toutes les cultures.
La mĂ©taphore est alors filĂ©e : « surchargĂ© » devient « Ă©touffĂ© » : la nature est bien un ĂȘtre vivant, que les artifices humains empĂȘchent de respirer. Dâailleurs, regardez comment sont organisĂ©s les signifiants « l'art » et les « vaines entreprises » du cĂŽtĂ© de lâartifice, encadrent « la nature » et « sa puretĂ© », câest un chiasme (une structure en miroir) qui illustre bien lâidĂ©e dâĂ©touffement, de maniĂšre trĂšs visuelle.
Montaigne reprĂ©sente en plus cette image avec des tournures syntaxiques alourdies par des adverbes intensifs : « tellement ⊠complĂštement » et par le prĂ©fixe « sur-chargĂ© » qui devient alors pratiquement un plĂ©onasme. On perçoit bien lâintention dans la version originale, oĂč on trouve en fait lâadjectif « re-chargĂ© » : ce prĂ©fixe re- exprime bien lâidĂ©e dâune action inutile, excessive.
Cet art de la surcharge est dâailleurs un vĂ©ritable phĂ©nomĂšne culturel qui Ă©merge Ă lâĂ©poque : cette tendance quâon appellera baroque, Ă reprĂ©senter la complexitĂ© et la diversitĂ© de la nature, avec un foisonnement de dĂ©tails. Souvent, paradoxalement, cet art met en avant Ă la fois sa propre sophistication, et son insuffisance Ă reprĂ©senter parfaitement les mystĂšres de la Nature.
Chez Montaigne, la nature est pratiquement reprĂ©sentĂ©e comme une divinitĂ© : « mĂšre nature » ; câest une allĂ©gorie (une reprĂ©sentation concrĂšte dâun concept abstrait). Dâailleurs, dans les Ă©ditions modernes, on restitue souvent la majuscule. « Notre grande et puissante mĂšre Nature » dĂ©borde lâimaginaire chrĂ©tien et mĂȘme lâhĂ©ritage de lâantiquitĂ© pour aller puiser dans une sorte de mythologie humaine universelleâŠ
En face de cette mĂšre nature grande et puissante, lâart qui dĂ©signe au contraire les actions humaines, est repris par deux expressions qui se complĂštent rĂ©ciproquement : « nos vaines et frivoles entreprises » ou encore « tous nos efforts ».
Les savants et humanistes de la Renaissance tournent en effet leurs regards vers la Nature, pour mieux comprendre son fonctionnement, pour sâen inspirer, pour inventer des machines Ă©tonnantes. Montaigne hĂ©rite de cette admiration de ses aĂźnĂ©s pour la richesse et la complexitĂ© de la Nature, mais sans leur enthousiasme dâinventeurs et de crĂ©ateursâŠ
On peut penser aux plans dessinĂ©s par LĂ©onard de Vinci et qui sâinspirent directement dâobservations faites sur la Nature elle-mĂȘme. Bien sĂ»r, lâinvention est extraordinaire, mais lâengin ne prendra jamais son envol, et il faudra attendre le XXe siĂšcle pour voir sâĂ©lever un dispositif plus lourd que lâairâŠ
VoilĂ pourquoi les deux adjectifs coordonnĂ©s « grande et puissante » sâopposent symĂ©triquement Ă ceux qui qualifient les inventions humaines : « vaine et frivole ». Pour Montaigne, non seulement nos travaux sont laborieux, mais en plus, ils nâaboutissent Ă aucun rĂ©sultat, et au mieux, ils ne sont lĂ que pour flatter notre vanitĂ©âŠ
La peinture de VanitĂ©s est dâailleurs un genre qui commence Ă Ă©merger au XVIe siĂšcle et sera trĂšs prĂ©sent tout au long du XVIIe siĂšcle : crĂąnes, bulles de savon, fleurs, bougies et sabliers⊠Tout ce qui reprĂ©sente la fragilitĂ© de la vie vient nous rappeler que rien ne dure, et notamment, que les entreprises humaines sont fugaces parmi les cycles naturels.
Vaines et frivoles, ce sont dâailleurs pratiquement des synonymes, sinon que le terme « frivole » est peut-ĂȘtre plus spĂ©cifiquement pĂ©joratif. Montaigne semble bien prendre la posture dâun moraliste, qui veut faire « fort honte » justement aux excĂšs dâune sociĂ©tĂ© pleine dâartifices⊠On reconnaĂźt le registre Ă©pidictique, discours qui a recours Ă lâĂ©loge et/ou au blĂąme.
Mais dans le texte original, lâadjectif est diffĂ©rent : « une merveilleuse honte » : câest Ă dire, dans la langue du XVIe siĂšcle, une honte Ă©tonnante, surprenante, voire mĂȘme, admirable, pourquoi ? Parce quâelle rĂ©vĂšle par contraste les beautĂ©s de la nature. Il nâadresse donc pas la honte Ă son lecteur, il le met de son cĂŽtĂ©âŠ
Dans le raisonnement dĂ©veloppĂ© par Montaigne « lâart ne lâemporte pas sur la Nature » est une antithĂšse qui sâoppose spontanĂ©ment Ă une idĂ©e reçue « lâart lâemporte sur la Nature » : il va donc utiliser des contre-exemples issus de la nature elle-mĂȘme « le moindre oiselet ⊠la chĂ©tive araignĂ©e ».
Mais alors quâon pourrait sâattendre Ă des phĂ©nomĂšnes impressionnants, digne dâune Nature « grande et puissante » ; Montaigne sâamuse au contraire Ă prendre des exemples particuliĂšrement minutieux : « le moindre oiselet » avec le diminutif ; « la chĂ©tive araignĂ©e » câest Ă dire, littĂ©ralement, sans force. Or câest justement dans sa toile que rĂ©side toute lâingĂ©niositĂ© et la puissance de la nature : la finesse presque invisible de ces fils Ă©tant ce qui est le plus difficile Ă imiter.
Les exemples sont organisĂ©s trĂšs subtilement, regardez : chaque animal produit une Ćuvre toujours plus fine, au point de devenir pratiquement invisible. Comme pour nous la faire toucher du doigt, la syntaxe elle-mĂȘme est rĂ©duite au minimum avec la formule elliptique « pas plus que » comme pour ajouter un minuscule dĂ©tail de moindre importance en fin de phrase.
Ce verbe « reprĂ©senter » est particuliĂšrement lourd de sens, parce que Montaigne fait ici implicitement rĂ©fĂ©rence Ă la conception platonicienne de la mimesis, câest-Ă -dire, de la reprĂ©sentation : lâun des piliers de la philosophie occidentale.
Vous savez que chez Platon, la rĂ©alitĂ© nâest en quelque sorte quâune ombre projetĂ©e du monde des idĂ©es. Nous vivons donc dans un monde qui nâest en quelque sorte, quâune version dĂ©gradĂ©e dâun autre monde, celui des concepts, que seule une dĂ©marche philosophique peut saisir.
Dans cette conception, la reprĂ©sentation artistique de la rĂ©alitĂ© ne peut ĂȘtre alors quâune version encore dĂ©gradĂ©e de la rĂ©alité⊠Elle sâĂ©loigne du monde parfait des idĂ©es, câest un simulacre de simulacre. La sagesse des Anciens est donc en quelque sorte un repĂšre qui permettra de redonner toute sa mesure aux notions de naturel et dâauthenticitĂ©.
Câest lĂ quâon va rejoindre un dernier point essentiel de la pensĂ©e de Montaigne : ces observations sur les tribus sauvages dâAmĂ©rique constituent encore un dĂ©tour pour montrer lâimportance fondatrice de la pensĂ©e des Anciens, fournissant un exemple encore plus probant quâil nâen possĂ©dait eux-mĂȘmes :
Les Anciens nâont pu imaginer un Ă©tat naturel aussi pur et aussi simple que celui que nous constatons par expĂ©rience [...] Platon trouverait-il la RĂ©publique quâil a imaginĂ©e si Ă©loignĂ©e de cette perfection ?
Montaigne, Les Essais, Livre I chapitre 30, 1580.
Ces peuples me semblent donc barbares, parce quâils ont Ă©tĂ© fort peu façonnĂ©s par lâesprit humain, et quâils sont demeurĂ©s trĂšs proches de leur Ă©tat originel.
Cette derniĂšre phrase se dĂ©tache nettement, parce quâelle forme un effet de boucle, regardez. Dâabord, le lien logique de consĂ©quence « donc » annonce la fin de lâargumentation. Mais tout de suite, il conduit Ă un lien logique de cause : « parce que » qui permet de reprendre tout le raisonnement en raccourci. Câest un procĂ©dĂ© particuliĂšrement efficace : cette fois-ci, le lecteur va pouvoir retracer tous les liens en un instant.
Ce nâest dâailleurs pas un hasard si le verbe « sembler » revient une deuxiĂšme fois ici. Alors que le premier Ă©tait utilisĂ© de maniĂšre trĂšs gĂ©nĂ©rale « il semble que nous nâavons pas dâautre critĂšre », câest maintenant un point de vue quâil sâest appropriĂ© Ă la premiĂšre personne « ces peuples me semblent ». Le mouvement de la pensĂ©e et lâexpĂ©rimentation des exemples lui ont permis de mieux saisir la valeur culturelle de ce peuple.
Cet effet de boucle est aussi un retournement total de situation : alors quâon avait au dĂ©but « Je ne trouve rien de barbare », voilĂ quâon termine avec « ces peuples me semblent barbares ». En fait, bien loin de se contredire, Montaigne a rĂ©ussi un tour de force, par le dĂ©tour de ses exemples, il a entiĂšrement redĂ©fini le mot « barbare » en lui enlevant toute connotation nĂ©gative.
Et voilĂ pourquoi les Tupinambas de Montaigne apparaissent comme lâun des premiers exemples du « mythe du bon sauvage », qui font suite aux premiĂšres descriptions dâAmerigo Vespucci :
Ce pays est plus habitable qu'aucun de ceux que j'ai vus. Les habitants sont trĂšs doux, trĂšs bienveillants, trĂšs inoffensifs ; ils sont tout nus, comme les a fait la nature ; [...] leurs corps sont trĂšs bien formĂ©s et parfaitement proportionnĂ©s. [...] Dans leur dĂ©marche, dans leurs jeux, dans tous leurs mouvements, ils sont extrĂȘmement adroits.
Amerigo Vespucci, Lettre Ă Lorenzo di Pierfrancesco de MĂ©dicis, 1501.
Conclusion
Dans notre passage, prĂ©senter les Tupinambas comme de bons sauvages permet Ă Montaigne de dĂ©clencher la rĂ©flexion de son lecteur⊠Comme toute notion utile en Histoire des idĂ©es, le mythe du bon sauvage ne correspond ni Ă une rĂ©alitĂ©, ni une collection de critĂšres prĂ©cis, câest un concept utile, justement parce quâil rĂ©vĂšle lâĂ©volution de la pensĂ©e, reflĂ©tant des intentions diffĂ©rentes, dâun auteur Ă lâautre, dâun siĂšcle Ă lâautre.
Chez Montaigne, cette idĂ©e que les sauvages ne sont pas si mauvais, si barbares quâon ne lâimagine, nous prĂ©pare surtout Ă interroger nos propres certitudes, rĂ©vĂšle les apories dâune sociĂ©tĂ© dĂ©chirĂ©e par les guerres de religions⊠Cette rĂ©flexion morale constitue bien une Ă©tape fondatrice pour dâautres auteurs comme Montesquieu, Rousseau, ou plus proches de nous, Claude Levi-Strauss ou Michel TournierâŠ
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âšÂ * Montaigne, Les Essais đ (1,30) Des Cannibales « Les fruits sauvages » (Axes de lecture) *
âšÂ Montaigne, Les Essais đŒ (1,30) Des Cannibales « Les fruits sauvages » (extrait)
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âšÂ * Montaigne, Les Essais đ Des Cannibales (I,31) (analyse au fil du texte) *
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