Il y a des beautĂ©s parfaites qui sont effacĂ©es par dâautres beautĂ©s qui ont plus dâagrĂ©ment et moins de perfection : [...] lâart de plaire ne vaut pas tant que savoir plaire sans art.
Tous mes sens Ă moi-mĂȘme en sont encor charmĂ©s :
Il estime Rodrigue autant que vous lâaimez,
Et si je ne mâabuse Ă lire dans son Ăąme,
Il vous commandera de répondre à sa flamme.
Pardonnez-moi, Madame,
Si je sors du respect pour blĂąmer cette flamme.
Une grande princesse Ă ce point sâoublier
Que dâadmettre en son cĆur un simple cavalier !
Quand je vis que mon cĆur ne se pouvait dĂ©fendre,
Moi-mĂȘme je donnai ce que je nâosais prendre.
Je mis, au lieu de moi, ChimĂšne en ses liens,
Et jâallumai leurs feux pour Ă©teindre les miens.
Ce que je mĂ©ritais, vous lâavez emportĂ©.
Qui lâa gagnĂ© sur vous lâavait mieux mĂ©ritĂ©.
Vous lâavez eu par brigue, Ă©tant vieux courtisan.
LâĂ©clat de mes hauts faits fut mon seul partisan.
Parlons-en mieux, le roi fait honneur Ă votre Ăąge.
Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.
Et par lĂ cet honneur nâĂ©tait dĂ» quâĂ mon bras.
Qui nâa pu lâobtenir ne le mĂ©ritait pas.
Ne le méritait pas ! Moi ?
Ton impudence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
à rage ! Î désespoir ! Î vieillesse ennemie !
Nâai-je donc tant vĂ©cu que pour cette infamie ?
[...]
Fer, jadis tant Ă craindre, et qui, dans cette offense,
Mâas servi de parade, et non pas de dĂ©fense,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.
Va contre un arrogant Ă©prouver ton courage :
Ce nâest que dans le sang quâon lave un tel outrage ;
[...]
Ne réplique point, je connais ton amour ;
Mais qui peut vivre infĂąme est indigne du jour.
[...]
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils dâun pĂšre tel que moi.
AccablĂ© des malheurs oĂč le destin me range,
Je vais les déplorer : va, cours, vole, et nous venge.
Je demeure immobile, et mon Ăąme abattue
CĂšde au coup qui me tue.
Si prÚs de voir mon feu récompensé,
Ă Dieu, lâĂ©trange peine !
En cet affront mon pĂšre est lâoffensĂ©,
Et lâoffenseur le pĂšre de ChimĂšne !
[...]
Allons, mon bras, sauvons du moins lâhonneur,
PuisquâaprĂšs tout il faut perdre ChimĂšne.
De trop dâemportement votre faute est suivie.
Le roi vous aime encore ; apaisez son courroux.
Il a dit : « Je le veux ; » désobéirez-vous ?
Monsieur, pour conserver tout ce que jâai dâestime,
DĂ©sobĂ©ir un peu nâest pas un si grand crime ;
Et quelque grand quâil soit, mes services prĂ©sents
Pour le faire abolir sont plus que suffisants.
Sais-tu que ce vieillard fut la mĂȘme vertu,
La vaillance et lâhonneur de son temps ? le sais-tu ?
Peut-ĂȘtre.
Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que câest son sang ? le sais-tu ?
Que mâimporte ?
Ă quatre pas dâici je te le fais savoir.
Le saint nĆud qui joindra don Rodrigue et ChimĂšne
Des pĂšres ennemis dissipera la haine ;
Et nous verrons bientĂŽt votre amour le plus fort
Par un heureux hymen Ă©touffer ce discord.
Je lâai de votre part longtemps entretenu ;
Jâai fait mon pouvoir, Sire, et nâai rien obtenu.
Peut-ĂȘtre un peu de temps le rendrait moins rebelle :
On lâa pris tout bouillant encor de sa querelle ;
Sire, dans la chaleur dâun premier mouvement,
Un cĆur si gĂ©nĂ©reux se rend malaisĂ©ment.
Sâattaquer Ă mon choix, câest se prendre Ă moi-mĂȘme,
Et faire un attentat sur le pouvoir suprĂȘme.
Sire, le comte est mort :
Don DiÚgue, par son fils, a vengé son offense.
ChimĂšne Ă vos genoux apporte sa douleur ;
Elle vient toute en pleurs vous demander justice.
Bien quâĂ ses dĂ©plaisirs mon Ăąme compatisse,
Ce que le comte a fait semble avoir mérité
Ce digne chùtiment de sa témérité.
Quelque juste pourtant que puisse ĂȘtre sa peine,
Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine.
Sire, mon pĂšre est mort [...] jâen demande vengeance,
Plus pour votre intĂ©rĂȘt que pour mon allĂ©geance.
Vous perdez en la mort dâun homme de son rang :
Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.
Si venger un soufflet mérite un chùtiment,
Sur moi seul doit tomber lâĂ©clat de la tempĂȘte :
Quand le bras a failli, lâon en punit la tĂȘte.
[...]
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
OĂč prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil,
De paraĂźtre en des lieux que tu remplis de deuil ?
Ne me regarde plus dâun visage Ă©tonnĂ© ;
Je cherche le trĂ©pas aprĂšs lâavoir donnĂ©.
Mon juge est mon amour, mon juge est ma ChimĂšne :
Je mérite la mort de mériter sa haine,
Et jâen viens recevoir, comme un bien souverain,
Et lâarrĂȘt de sa bouche, et le coup de sa main.
Employez mon épée à punir le coupable ;
Employez mon amour Ă venger cette mort :
Sous vos commandements mon bras sera trop fort.
Câest le dernier remĂšde ; et sâil y faut venir,
Et que de mes malheurs cette pitié vous dure,
Vous serez libre alors de venger mon injure.
Et que dois-je espĂ©rer quâun tourment Ă©ternel,
Si je poursuis un crime, aimant le criminel ?
[...]
Ma passion sâoppose Ă mon ressentiment ;
Dedans mon ennemi je trouve mon amant ;
Je demande sa tĂȘte, et crains de lâobtenir :
Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir !
Je tâai fait une offense, et jâai dĂ» mây porter
Pour effacer ma honte, et pour te mériter ;
Mais quitte envers lâhonneur, et quitte envers mon pĂšre,
Câest maintenant Ă toi que je viens satisfaire :
Câest pour tâoffrir mon sang quâen ce lieu tu me vois.
Jâai fait ce que jâai dĂ», je fais ce que je dois.
Si tu mâoffres ta tĂȘte, est-ce Ă moi de la prendre ?
Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre ;
Câest dâun autre que toi quâil me faut lâobtenir,
Et je dois te poursuivre, et non pas te punir.
Au nom dâun pĂšre mort, ou de notre amitiĂ©,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
Ă mourir par ta main quâĂ vivre avec ta haine.
Va, je ne te hais point.
[...] Mon Ăąme est ravie
Que mon coup dâessai plaise Ă qui je dois la vie ;
Mais parmi vos plaisirs ne soyez point jaloux
Si je mâose Ă mon tour satisfaire aprĂšs vous.
[...]
Mon bras pour vous venger, armé contre ma flamme,
Par ce coup glorieux mâa privĂ© de mon Ăąme ;
[...]
Et, ne pouvant quitter ni posséder ChimÚne,
Le trépas que je cherche est ma plus douce peine.
Il nâest pas temps encor de chercher le trĂ©pas :
Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras.
[...]
Les Maures vont descendre, et le flux et la nuit
Dans une heure Ă nos murs les amĂšne sans bruit.
[...]
De ces vieux ennemis va soutenir lâabord :
LĂ , si tu veux mourir, trouve une belle mort ;
[...]
Mais reviens-en plutĂŽt les palmes sur le front.
Ne borne pas ta gloire Ă venger un affront ;
Porte-la plus avant : force par ta vaillance
Ce monarque au pardon, et ChimĂšne au silence ;
Si tu lâaimes, apprends que revenir vainqueur
Câest lâunique moyen de regagner son cĆur.
Silence, mon amour, laisse agir ma colĂšre :
Sâil a vaincu deux rois, il a tuĂ© mon pĂšre ;
Et quoi quâon die ailleurs dâun cĆur si magnanime,
Ici tous les objets me parlent de son crime.
Ce qui fut juste alors ne lâest plus aujourdâhui.
Rodrigue maintenant est notre unique appui,
[...]
Quoi ! pour venger un pĂšre est-il jamais permis
De livrer sa patrie aux mains des ennemis ?
[...]
Ce nâest pas quâaprĂšs tout tu doives Ă©pouser
Celui quâun pĂšre mort tâobligeait dâaccuser :
[...]
Ăte-lui ton amour, mais laisse-nous sa vie.
Nous partĂźmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vĂźmes trois mille en arrivant au port,
Tant, Ă nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !
[...]
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
Lâonde sâenfle dessous, et dâun commun effort
Les Mores et la mer montent jusques au port.
[...]
Nous nous levons alors, et tous en mĂȘme temps
Poussons jusques au ciel mille cris Ă©clatants.
[...]
Nous les pressons sur lâeau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
[...]
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
Ă se rendre moi-mĂȘme en vain je les convie :
Le cimeterre au poing ils ne mâĂ©coutent pas ;
Mais voyant Ă leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en mĂȘme temps ;
Et le combat cessa faute de combattants.
Eh bien ! Sire, ajoutez ce comble Ă mon malheur,
Nommez ma pĂąmoison lâeffet de ma douleur :
Une si belle fin mâest trop injurieuse.
Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,
Quâil meure pour mon pĂšre, et non pour la patrie ;
Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.
Puisque vous refusez la justice Ă mes larmes,
Sire, permettez-moi de recourir aux armes ;
Ă tous vos cavaliers je demande sa tĂȘte :
Oui, quâun dâeux me lâapporte, et je suis sa conquĂȘte ;
Quâils le combattent, Sire ; et le combat fini,
JâĂ©pouse le vainqueur, si Rodrigue est puni.
Faites ouvrir le champ : vous voyez lâassaillant ;
Je suis ce téméraire , ou plutÎt ce vaillant.
Accordez cette grĂące Ă lâardeur qui me presse.
Madame : vous savez quelle est votre promesse.
Je vais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu,
Avant le coup mortel, dire un dernier adieu :
[...]
Jâai toujours mĂȘme cĆur ; mais je nâai point de bras
Quand il faut conserver ce qui ne vous plaĂźt pas ;
[...]
Vous demandez ma mort, jâen accepte lâarrĂȘt.
Puisque, pour tâempĂȘcher de courir au trĂ©pas,
Ta vie et ton honneur sont de faibles appas,
Si jamais je tâaimai, cher Rodrigue, en revanche,
DĂ©fends-toi maintenant pour mâĂŽter Ă don Sanche ;
[...]
Et si tu sens pour moi ton cĆur encore Ă©pris,
Sors vainqueur dâun combat dont ChimĂšne est le prix.
Il est digne de moi, mais il est Ă ChimĂšne ;
Le don que jâen ai fait me nuit.
Entre eux la mort dâun pĂšre a si peu mis de haine,
Que le devoir du sang Ă regret le poursuit :
Ainsi nâespĂ©rons aucun fruit
De son crime, ni de ma peine,
Puisque pour me punir le destin a permis
Que lâamour dure mĂȘme entre deux ennemis.
Elvire, que je souffre, et que je suis Ă plaindre !
Je ne sais quâespĂ©rer, et je vois tout Ă craindre ;
Et quoi quâen ma faveur en ordonne le sort,
Mon pĂšre est sans vengeance, ou mon amant est mort.
[...]
Quand il sera vainqueur, crois-tu que je me rende ?
Mon devoir est trop fort, et ma perte trop grande ;
Et ce nâest pas assez pour leur faire la loi,
Que celle du combat et le vouloir du roi.
Quoi ! vous voulez encor refuser le bonheur
De pouvoir maintenant vous taire avec honneur ?
Que prĂ©tend ce devoir, et quâest-ce quâil espĂšre ?
La mort de votre amant vous rendra-t-elle un pĂšre ?
[...]
Allez, dans le caprice oĂč votre humeur sâobstine,
Vous ne mĂ©ritez pas lâamant quâon vous destine ;
Et nous verrons du ciel lâĂ©quitable courroux
Vous laisser, par sa mort, don Sanche pour Ă©poux.
Perfide, oses-tu bien te montrer Ă mes yeux,
AprĂšs mâavoir ĂŽtĂ© ce que jâaimais le mieux ?
Ăclate, mon amour, tu nâas plus rien Ă craindre :
Mon pĂšre est satisfait, cesse de te contraindre.
Un mĂȘme coup a mis ma gloire en sĂ»retĂ©,
Mon ùme au désespoir, ma flamme en liberté.
ChimĂšne, sors dâerreur, ton amant nâest pas mort,
Et don Sanche vaincu tâa fait un faux rapport. [...]
Ton pĂšre est satisfait, et câĂ©tait le venger
Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger. [...]
Et ne sois point rebelle Ă mon commandement,
Qui te donne un époux aimé si chÚrement.
Madame ; mon amour nâemploiera point pour moi
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.
Si tout ce qui sâest fait est trop peu pour un pĂšre,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux ?
Aux deux bouts de la terre Ă©tendre mes travaux ?
[...]
Si mon crime par lĂ se peut enfin laver,
Jâose tout entreprendre, et puis tout achever ;
Mais si ce fier honneur, toujours inexorable,
Ne se peut apaiser sans la mort du coupable,
Nâarmez plus contre moi le pouvoir des humains :
Ma tĂȘte est Ă vos pieds, vengez-vous par vos mains ;
RelĂšve-toi, Rodrigue. Il faut lâavouer, Sire,
Je vous en ai trop dit pour mâen pouvoir dĂ©dire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haĂŻr ;
Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
Le temps assez souvent a rendu légitime
Ce qui semblait dâabord ne se pouvoir sans crime : [...]
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.
Rodrigue, cependant il faut prendre les armes. [...]
Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,
Quâil lui soit glorieux alors de tâĂ©pouser. [...]
Pour vaincre un point dâhonneur qui combat contre toi,
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.
âšÂ * Corneille, Le Cid đïž RĂ©sumĂ©-analyse (diaporama de la vidĂ©o) *
âšÂ Corneille, Le Cid đ Texte intĂ©gral de la piĂšce au format PDF
âšÂ * Corneille, Le Cid đš Portraits des personnages *
âšÂ * Corneille, Le Cid đ RĂ©sumĂ©-analyse (texte de la vidĂ©o rĂ©digĂ© au format PDF) *