Victor Hugo, Hernani
Acte I â Le roi
Saragosse, une chambre Ă coucher, la nuit. Une lampe sur la table. Doña Josefa Duarte, vieille, en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais, Ă la mode dâIsabelle la Catholique. Elle ferme les rideaux cramoisis de la fenĂȘtre et met en place quelques fauteuils [...]
ScĂšne 1
Dans ses piĂšces, Victor Hugo utilise des didascalies trĂšs prĂ©cises pour mettre en place le dĂ©cor et les personnages. Câest une dĂ©marche propre aux romantiques : on va crĂ©er des tableaux, avec des clair-obscurs, une atmosphĂšre mystĂ©rieuse, des objets symboliques, une couleur locale et historique. DĂšs le dĂ©but, Victor Hugo nous plonge dans lâEspagne du XVIe siĂšcle.
On frappe à une petite porte dérobée à droite. Elle écoute. On frappe un second coup. [...]
DOĂA JOSEFA DUARTE
Serait-ce déjà lui ?
Un nouveau coup.
Câest bien Ă lâescalier
Dérobé.
Un quatriĂšme coup.
Vite, ouvrons.
Doña Josefa ouvre la petite porte masquée. Entre Don Carlos, le manteau sur le nez et le chapeau sur les yeux.
Bonjour, beau cavalier.
Maintenant, imaginez que vous assistez Ă une reprĂ©sentation dâHernani en 1830. La moitiĂ© des spectateurs proteste. Pourquoi ? Lâescalier dĂ©robĂ© a Ă©tĂ© coupĂ© en deux, lâenjambement est trop audacieux ! les spectateurs sont dĂ©sorientĂ©s par cet alexandrin complĂštement disloquĂ©.
Mais en mĂȘme temps, Victor Hugo est soutenu par tous ses amis romantiques, et on voit ThĂ©ophile Gautier avec son gilet rouge, applaudir et crier au gĂ©nie Ă chaque rĂ©plique. DĂšs le premier vers, les acteurs ont du mal Ă se faire entendre ! Câest ce quâon appellera, la bataille dâHernani. ThĂ©ophile Gautier raconte cette bataille de maniĂšre trĂšs romancĂ©e dans son Histoire du Romantisme.
RĂ©pondant au cor dâHernani [...] Nous avons eu lâhonneur dâĂȘtre enrĂŽlĂ©s dans ces jeunes bandes qui combattaient pour lâidĂ©al, la poĂ©sie et la libertĂ© de lâart.
Théophile Gautier, Histoire du romantisme , 1872.
AussitĂŽt, câest un coup de thĂ©Ăątre !
DOĂA JOSEFA DUARTE
Quoi, seigneur Hernani, ce nâest pas vous ! â Main forte !
Au feu !
DON CARLOS, lui saisissant le bras
Deux mots de plus, duĂšgne, vous ĂȘtes morte !
Le cavalier est au courant de tout : la jeune Doña Sol, qui est promise Ă son vieil oncle Don Ruy Gomez de Silva, reçoit en secret son amant. Le cavalier masquĂ© veut assister Ă lâentretien, cachĂ© dans une armoire.
En quelques Ă©changes, Victor Hugo prĂ©sente au spectateur toutes les informations nĂ©cessaires pour comprendre la situation. Câest une scĂšne dâexposition Ă la fois riche en actions et en informations.
DOĂA JOSEFA DUARTE
Moi vous cacher ! [...] Jamais !
DON CARLOS
Daignez, madame,
Choisir de cette bourse ou bien de cette lame.
Doña Josefa nâa pas dâautre choix que de faire entrer Don Carlos dans lâarmoire.
DÚs cette premiÚre scÚne, Victor Hugo mélange les registres de maniÚre presque provocatrice : le roi, personnage de tragédie, se cache dans une armoire, comme dans une comédie. On retrouve aussi le registre dramatique avec notamment les menaces de mort sur la servante.
Trois ans avant Hernani, Victor Hugo Ă©crit un texte qui sera considĂ©rĂ© comme le manifeste du drame romantique, la prĂ©face de Cromwell, dans lequel il explique lâimportance du mĂ©lange des registres :
Ainsi voilĂ un principe Ă©tranger Ă lâantiquitĂ©, un type nouveau introduit dans la poĂ©sie ; et, comme une condition de plus dans lâĂȘtre modifie lâĂȘtre tout entier, voilĂ une forme nouvelle qui se dĂ©veloppe dans lâart. Ce type, câest le grotesque. Cette forme, câest la comĂ©die.
Victor Hugo, Préface de Cromwell , 1827.
ScĂšne 2
Entre alors Doña Sol, puis Hernani.
DOĂA SOL
Hernani !
HERNANI
Doña Sol ! Ah ! câest vous que je vois
Enfin ! Et cette voix qui parle est votre voix !
â Doña Sol, le vieux duc, votre futur Ă©poux,
Votre oncle, est donc absent ?
DOĂA SOL
Oui, cette heure est Ă nous.
HERNANI
Cette heure ! et voilà tout [...] [Je] dérobe au vieillard
Une heure de vos chants et de votre regard ;
Et je suis bien heureux, et sans doute on mâenvie
De lui voler une heure, et lui me prend ma vie !
On change encore de registre, avec cette fois-ci le registre lyrique : les deux amoureux Ă©changent leur douleur de ne pas pouvoir vivre ensemble.
HERNANI
â Qui fait ce mariage ? On vous force jâespĂšre !
DOĂA SOL
Le roi, dit-on, le veut.
HERNANI
Le roi ! Le roi ! Mon pĂšre
Est mort sur lâĂ©chafaud, condamnĂ© par le sien, [...]
Leur haine vit. Pour eux la paix nâest point venue,
Car les fils sont debout, et le duel continue. [...]
Ăcoutez. Lâhomme auquel, jeune, on vous destina,
Ruy de Silva, votre oncle, [...] comte et grand de Castille,
à défaut de jeunesse, il peut, Î jeune fille,
Vous apporter tant dâor, de bijoux, de joyaux
Que votre front reluise entre des fronts royaux.
[...] Moi, je suis pauvre et nâeus,
Tout enfant, que les bois oĂč je fuyais pieds nus.
Ă travers la tirade dâHernani, Victor Hugo multiplie les jeux dâopposition : la pauvretĂ© et la richesse, la jeunesse et la vieillesse, lâordre Ă©tabli et la rĂ©bellion. Mais en plus, les apparences contredisent les rĂŽles : le bandit est noble, tandis que le roi se comporte comme un bandit.
HERNANI
Peut-ĂȘtre ai-je reçu des droits, dans lâombre ensevelis,
Quâun drap dâĂ©chafaud noir cache encor sous ses plis. [...]
En attendant, je nâai reçu du ciel jaloux
Que lâair, le jour et lâeau, la dot quâil donne Ă tous.
Or du duc ou de moi souffrez quâon vous dĂ©livre.
Il faut choisir des deux, lâĂ©pouser, ou me suivre
DOĂA SOL
Je vous suivrai.
HERNANI
Parmi mes rudes compagnons ?
Proscrits dont le bourreau sait dâavance les noms,
[...] Réfléchissez encor.
Ătre errante avec moi, proscrite, et, sâil le faut,
Me suivre oĂč je suivrai mon pĂšre, â Ă lâĂ©chafaud.
Le verbe « suivre » est rĂ©pĂ©tĂ© pour une bonne raison : il dĂ©finit Ă la fois les personnages et lâintrigue. Hernani va suivre son pĂšre dans la mort, Doña Sol va suivre Hernani par amour. La fatalitĂ© nâest pas commandĂ©e par les dieux comme dans la tragĂ©die classique, elle fait partie de la personnalitĂ© mĂȘme des hĂ©ros romantiques.
DOĂA SOL
Allez oĂč vous voudrez, jâirai. Restez, partez,
Je suis Ă vous. Pourquoi fais-je ainsi ? Je lâignore.
Jâai besoin de vous voir et de vous voir encore
Et de vous voir toujours. [...]
Ă minuit. Demain. Amenez votre escorte.
Sous ma fenĂȘtre. Allez, je serai brave et forte.
Vous frapperez trois coups. [...]
Doña Sol est aussi un personnage qui incarne des valeurs romantiques, câest une femme digne et forte, qui met lâamour et lâhonneur devant sa propre vie. Contrairement aux valeurs classiques, qui valorisent la modĂ©ration et sanctionnent les excĂšs, Doña Sol est grande justement parce quâelle est habitĂ©e par ses passions.
DON CARLOS, ouvrant avec fracas la porte de lâarmoire.
Quand aurez-vous fini de conter votre histoire ?
Croyez-vous donc quâon soit Ă lâaise en cette armoire ?
HERNANI, Ă Don Carlos,
Que faisiez-vous lĂ ?
DON CARLOS
Moi ? Mais, Ă ce quâil paraĂźt.
Je ne chevauchais pas Ă travers la forĂȘt.
[...]
Parlons franc. Vous aimez madame et ses yeux noirs,
Vous y venez mirer les vĂŽtres tous les soirs,
Câest fort bien. Jâaime aussi madame, et veux connaĂźtre
Qui jâai vu tant de fois entrer par la fenĂȘtre,
Tandis que je restais Ă la porte.
HERNANI
En honneur,
Je vous ferai sortir par oĂč jâentre, seigneur.
Alors les deux hommes tirent leurs Ă©pĂ©es et sâapprĂȘtent Ă se battre, mais voilĂ que lâoncle de Doña Sol arrive.
Victor Hugo multiplie les effets de surprise et les coups de thĂ©Ăątre. Juste aprĂšs la sortie du roi cachĂ© dans lâarmoire, voilĂ maintenant le troisiĂšme personnage dont on entend parler depuis le dĂ©but. Les Ă©pĂ©es sont tirĂ©es : on passe du registre comique au registre dramatique. Victor Hugo joue avec les limites de la rĂšgle classique de la biensĂ©ance qui interdit les combats sur scĂšne.
ScĂšne 3
DON RUY GOMEZ
Des hommes chez ma niĂšce Ă cette heure de la nuit !
Venez tous ! Cela vaut la lumiĂšre et le bruit.
à Doña Sol.
Par saint Jean dâAvila, je crois que, sur mon Ăąme,
Nous sommes trois chez vous ! Câest deux de trop, madame.
Aux deux jeunes gens.
QuâĂȘtes-vous venus faire ici ? Câest donc Ă dire
Que je ne suis quâun vieux dont les jeunes vont rire ?
Câest alors que Don Ruy Gomez se lance dans une longue tirade sur la jeunesse, qui nâest plus ce quâelle Ă©tait, etc. Il fait penser Ă dâautres vieillards amoureux dans les comĂ©dies : LâĂcole des Femmes, Le Barbier de SĂ©ville, etc.
Il faut aussi se souvenir que, lorsquâil Ă©crit Hernani, Victor Hugo a 28 ans, il mĂšne une bataille pour renouveler le thĂ©Ăątre. Pour cette jeune gĂ©nĂ©ration romantique, la rĂ©volution française est rĂ©cente, c'est la rĂ©volution de leurs parents, ou de leurs grands parents, et ils comptent bien poursuivre cette rĂ©volution dans le domaine de la culture. Câest explicite dans la prĂ©face dâHernani :
La libertĂ© dans lâart, la libertĂ© dans la sociĂ©tĂ©, voilĂ [...] la double banniĂšre qui rallie [...] toute la jeunesse si forte et si patiente dâaujourdâhui, [...] et Ă sa tĂȘte lâĂ©lite de la gĂ©nĂ©ration qui nous a prĂ©cĂ©dĂ©s.
Victor Hugo, Préface dHernani , 1830.
La rĂ©volution romantique est bien reprĂ©sentĂ©e ici par l'opposition entre le vieillard figĂ© dans lâancien temps, et la fougue du jeune Hernani. Câest aussi une scĂšne de comĂ©die : comme la vieille Pernelle au dĂ©but de Tartuffe, il est presque impossible dâinterrompre le vieillard qui radote. Mais Don Carlos intervient enfin :
DON CARLOS, faisant un pas.
Duc, ce nâest pas dâabord
De cela quâil sâagit. Il sâagit de la mort
De Maximilien, empereur dâAllemagne.
Il jette son manteau et découvre son visage caché par son chapeau.
Tout le monde reconnaĂźt alors Don Carlos, le roi dâEspagne en personne !
DON CARLOS, gravement.
Seigneur duc, es-tu donc insensé ?
Mon aĂŻeul lâempereur est mort. Je ne le sai
Que de ce soir. Je viens tout en hĂąte, et moi-mĂȘme,
Dire la chose, Ă toi, fĂ©al sujet que jâaime,
Te demander conseil, incognito, la nuit,
Et lâaffaire est bien simple, et voilĂ bien du bruit !
Don Carlos justifie les apparences, leurs vĂȘtements, leurs armes, par le secret dâĂtat : lâheure est grave, lâempereur dâAllemagne, qui vient de mourir, est un parent de Don Carlos, qui peut dĂšs lors prĂ©tendre au trĂŽne du Saint Empire Germanique.
Et en effet, Victor Hugo se base sur un contexte historique rĂ©el. En 1519, lâempereur Maximilien Ier, meurt. Câest le roi dâEspagne, Charles de Habsbourg qui sera dĂ©signĂ© pour lui succĂ©der. Don Carlos deviendra alors Charles Quint, souverain du Saint-Empire romain Germanique. Mais pour lâinstant, dans la piĂšce, rien nâest jouĂ©.
DON RUY GOMEZ
Qui lui succĂšde ?
DON CARLOS
Un duc de Saxe est sur les rangs.
François premier, de France, est un des concurrents.
DON RUY GOMEZ
OĂč vont se rassembler les Ă©lecteurs dâempire ?
DON CARLOS
Ils ont choisi, je crois, Aix-la-Chapelle, ou Spire,
Ou Francfort.
DON RUY GOMEZ
Notre roi, dont Dieu garde les jours,
Nâa-t-il pensĂ© jamais Ă lâempire ?
DON CARLOS
Toujours. [...]
Je vais en Flandres. Il faut que ton roi, cher Silva,
Te revienne empereur. Le roi de France va
Tout remuer. Je veux le gagner de vitesse.
Je partirai sous peu.
Don Ruy Gomez sâinquiĂšte du dĂ©part du roi, car il craint une recrudescence des actes de banditisme dans la rĂ©gion. Sans le savoir, il parle de la troupe dâHernani.
Vous allez voir que Victor Hugo entretient une relation de complicité avec le spectateur, tout au long de la piÚce. Ici, Don Ruy Gomez ne se rend pas compte que le bandit dont il parle est tout proche de lui. Mais au moment de partir, il interroge :
DON RUY GOMEZ
Quâest ce seigneur ?
DON CARLOS
Il part. Câest quelquâun de ma suite.
Tout au long de la piĂšce, les personnages nouent des relations de reconnaissance et de vengeance, oĂč sont mis en jeu lâamour, le pouvoir, lâhonneur, et la vie elle-mĂȘme. En protĂ©geant Hernani, le roi sait quâil laisse partir un rival, mais il ne se doute pas que câest un homme prĂȘt Ă lâassassiner par vengeance.
ScĂšne 4
HERNANI, seul.
Oui, de ta suite, ĂŽ roi ! de ta suite ! â Jâen suis !
Nuit et jour, en effet, pas Ă pas, je te suis.
[...]
Va devant ! je te suis. Ma vengeance qui veille
Avec moi toujours marche et me parle Ă lâoreille.
Va ! je suis lĂ , jâĂ©pie et jâĂ©coute, et sans bruit
Mon pas cherche ton pas et le presse et le suit !
[...]
La nuit tu ne pourras tourner les yeux, ĂŽ roi,
Sans voir mes yeux ardents luire derriĂšre toi !
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