Couverture du livre Le Malade Imaginaire de Molière

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Couverture pour Le Malade Imaginaire

Molière, Le Malade Imaginaire
— Acte III —
Lecture accompagnée



Les acrobates égyptiens, déguisés en mores, c'est-à-dire, avec des tenues orientales plus ou moins fantaisistes, finissent leur chanson en parlant des bienfaits de l'amour. Tout cela nous prépare à un dénouement heureux, et pourtant, rien n'est encore gagné. Enfin, ils s'éloignent... On se trouve toujours dans la chambre d'Argan, qui fait l'unité de lieu de la pièce.

Scène 1



Après avoir profité du spectacle, Béralde se tourne vers son frère :

BÉRALDE.— Hé bien, mon frère, qu'en dites-vous ? Cela ne vaut-il pas bien une prise de casse ?

La casse, c'est un fruit exotique, réputé pour faciliter la digestion. Molière fait un clin d'œil au spectateur : au fond, le théâtre est le meilleur médicament qui soit. D'ailleurs, le laxatif d'Argan fait soudainement effet, et l'oblige à quitter la scène.

Scène 2



Resté seul sur scène avec Toinette, ils se révèlent tous les deux alliés pour faire réussir le mariage d'Angélique avec Cléante. Toinette lui annonce alors qu'elle a un plan, elle sera donc un peu comme une metteuse en scène, sur la scène…

TOINETTE.— C'est une imagination burlesque. Cela sera peut-être plus heureux que sage. Laissez-moi faire.

Scène 3



Argan de retour, Béralde interroge alors directement son frère : lui faut-il vraiment un gendre médecin ?

BÉRALDE.— Une grande marque que vous vous portez bien, [...] c'est que vous n'êtes point crevé de toutes les médecines qu'on vous fait prendre.

Et en effet, les traitements pratiqués à l'époque sont parfois plus dangereux que le mal lui-même ! Par exemple, les saignées épuisent le patient déjà faible. Vous savez qu'aujourd'hui le don du sang, qui permet de sauver de nombreuses vies humaines tous les ans, est pourtant limité à 5 dons par an.

ARGAN. — Vous ne croyez donc point à la médecine ?
BÉRALDE. — Non, mon frère, et je ne vois pas que, pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.


En lui parlant de salut, Béralde rebondit sur le verbe « croire » en montrant à quel point la médecine est devenue pour lui une religion. Cette scène est souvent appelée par les comédiens la « scène du raisonneur »… C'est un passage clé, car le point de vue de Béralde est probablement très proche de celui de Molière lui-même :
BÉRALDE.— La médecine [...] ; je la trouve entre nous, une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes ; et à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie.

Béralde veut parler en philosophe, et en effet, on reconnaît dans son discours les préceptes des stoïciens : pour être heureux, il est important d'accepter les maux qui ne dépendent pas de nous.

BÉRALDE.— Les ressorts de notre machine sont des mystères jusques ici, où les hommes ne voient goutte. [...] [Les médecins] savent [...] nommer en grec toutes les maladies, [...] mais pour ce qui est de les guérir, c'est ce qu'ils ne savent point du tout.

Avec ce simple adverbe « jusques-ici » Molière montre qu'il ne renie pas les découvertes de son siècle, ni celles des siècles à venir : il dénonce des charlatans qui croient savoir ce qu'ils ignorent, et manipulent leurs patients.

ARGAN.— Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu'ils s'en servent pour eux-mêmes.
BÉRALDE.— C'est qu'il y en a parmi eux, qui sont eux-mêmes dans l'erreur populaire. [...] Votre M. Purgon, par exemple, n'y sait point de finesse [...] c'est de la meilleure foi du monde, qu'il vous expédiera.


Expédier, euphémisme pour désigner un homicide involontaire, irresponsable… Les médecins de Molière ne sont pas des hypocrites comme Tartuffe par exemple. Alors que les faux dévots jouent un rôle par calcul, les médecins de Molière sont eux-mêmes illusionnés.

ARGAN.— [...] Mais enfin, [...] que faire donc, quand on est malade ?
BÉRALDE.— Rien. [...] La nature d'elle-même, quand nous la laissons faire, se tire [...] du désordre où elle est tombée. C'est [...] notre impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes / meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies.


Les alexandrins cachés signalent des paroles de sagesse… Béralde est l'un de ces personnages que Molière met sur scène pour incarner le bon sens et la modération : il donne des informations au public, sans pour autant réussir à corriger le personnage monomaniaque. Et en effet, on devine où Molière veut en venir : le théâtre est plus convaincant qu'un long discours !

Béralde propose donc à son frère d'aller voir une pièce de Molière. Cet effet de mise en abyme permet au dramaturge de répondre directement à ses détracteurs, un peu comme il le ferait dans une préface ou un avertissement.

ARGAN.— C'est un bon impertinent que votre Molière ! [...] Je le trouve bien plaisant d'aller jouer d'honnêtes gens comme les médecins.
BÉRALDE.— Ce ne sont point les médecins qu'il joue, mais le ridicule de la médecine.


La distinction est intéressante : Molière suit les préceptes de Boileau, qui recommande de ne jamais critiquer directement des personnes, mais les défauts qu’ils représentent… C'est d'ailleurs un procédé similaire qu'on trouve chez d'autres moralistes de l'époque, comme La Bruyère par exemple.

ARGAN.— Par la mort non de diable, si j'étais [médecin], quand il sera malade, [...] je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée [...] et je lui dirais : « crève, crève, cela t'apprendra [...] à te jouer à la Faculté ».

Ces imprécations violentes, qui révèlent bien la folie d'Argan tout en faisant rire sur le thème de la mort, prennent une résonance tragique aujourd'hui quand on sait que Molière fera une dernière crise sur scène à la 4e représentation de la pièce… qui entraînera sa mort, à 51 ans.

Ce même jour, après la comédie, sur les 10 heures du soir, Monsieur de Molière mourut dans sa maison rue de Richelieu, ayant joué le rôle dudit malade imaginaire fort incommodé d’une [...] fluxion de poitrine.
Registre de La Grange, Paris, 1876.

Homme de théâtre, mort sans avoir eu le temps de recevoir les derniers sacrements… L'Église refuse de lui accorder un enterrement religieux mais grâce à l'intervention de Louis XIV, il est inhumé, après le coucher du soleil, et sans service solennel.
Tout le monde sait les difficultés que l'on eut à faire enterrer Molière comme un chrétien catholique. [...] Le jour qu'on le porta en terre, il s'amassa une foule incroyable de peuple devant sa porte. La Molière [Armande Béjart] en fut épouvantée. [...] Elle [...] jeta [une centaine de pistoles par les fenêtres] à ce peuple amassé, en le priant avec des termes si touchants de donner des prières à son mari, qu'il n'y eut personne de ces gens-là qui ne priât Dieu de tout son cœur.
Grimarest, La Vie de M. de Molière, 1705.

Scène 4



Argan s'apprête à suivre M. Fleurant pour prendre son lavement mais Béralde l'en dissuade. La colère de l'apothicaire entre en écho avec les imprécations d'Argan, et préfigure celle de Purgon.

M. FLEURANT.— Je suis venu ici [...] sur bonne ordonnance, je vais dire à Monsieur Purgon comme on m'a empêché d'exécuter ses ordres.
BÉRALDE.— Allez, Monsieur, on voit bien que vous n'avez pas accoutumé de parler à des visages.


Le mot d'humour de Béralde est une litote (dire moins pour laisser entendre plus). C'est d'ailleurs révélateur des choix de Molière vis à vis de la bienséance : il adopte un comique farcesque, qui met en scène le corps et les fonctions corporelles les plus basses, mais sans jamais les désigner directement.

Scène 5



Toinette introduit Monsieur Purgon sur scène — dont on parle depuis 2 actes, mais qu'on n'a pas encore vu ! Il est dans une colère extrême et réprimande son patient comme un enfant.

M. PURGON.— Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d'un malade contre son médecin [...] un crime de lèse-Faculté, qui ne se peut assez punir.
TOINETTE.— Vous avez raison. [...] Il est indigne de vos soins.


Béralde ne dit rien : tout cela va permettre de détacher Argan de l'emprise de M. Purgon, qui d'ailleurs se lance dans une malédiction plus digne d'un sorcier que d'un médecin…

M. PURGON.— Puisque vous n'avez pas voulu guérir par mes mains, [...] je veux qu'avant quatre jours, vous deveniez dans un état incurable.
ARGAN.— Ah ! miséricorde.
M. PURGON.— Que vous tombiez [...] de la bradypepsie, dans la dyspepsie, [...] de la dyspepsie, dans l'apepsie, [...] de l'apepsie, [...] dans la dyssenterie, de la dyssenterie, dans l'hydropisie, [...] et de l'hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie.


Entre chaque malédiction, Argan essaye de protester, mais il est sans cesse interrompu. C'est d'ailleurs un effet analysé comme un « diable à ressorts » par Bergson :

La médecine offensée déverse sur Argan, par la bouche de M. Purgon, la menace de toutes les maladies. Et chaque fois [...] Argan se soulève de son fauteuil, [...] comme mû par un ressort. Une même exclamation : « Monsieur Purgon ! » scande les moments de cette petite comédie.
Henri Bergson, Le Rire, 1900.

Scène 6



Argan est touché dans sa plus profonde angoisse, sa peur de la mort, qui coïncide en fait avec le mystère de ces maladies qui le menacent.

ARGAN.— Ah ! mon Dieu ! je suis mort. [...] Voyez, mon frère, les étranges maladies, dont il m'a menacé.
BÉRALDE.— Et ce qu'il dit, que fait-il à la chose ? [...] Il semble à vous entendre, que Monsieur Purgon tienne dans ses mains le filet de vos jours, et que d'autorité suprême il vous l'allonge, et vous le raccourcisse comme il lui plaît.


Avec cette image, Béralde compare M. Purgon aux Parques de la mythologie romaine, ces trois divinités qui filent, dévident et coupent le fil de la vie humaine…

Molière reproche à la médecine de son temps de ressembler à une religion, et aux médecins de ressembler à des prêtres, dont le rôle d'intermédiaire incontournable est justement remis en cause par la Réforme depuis le XVIe siècle :

Ce corps passé au rang d’objet de culte, [...] n’est plus ce compagnon qui va de l’avant, sur lequel l’âme s’appuie avec confiance. Un médiateur désormais s’impose et le voilà qui se dresse dans toute la gravité, dans toute la pompe de son sacerdoce : Monsieur Purgon.
Marcel Gutwirth, Molière ou l'invention comique, 1966.

Scène 7



Toinette arrive alors : un nouveau médecin vient de se présenter à a porte, faut-il le faire entrer ?

BÉRALDE.— Vous êtes servi à souhait. Un médecin vous quitte, un autre se présente
ARGAN.— Fais-le venir.


Scène 8



Bien sûr, on l'avait deviné, c'est Toinette elle-même qui arrive sur scène déguisée en médecin.

TOINETTE, en médecin.— Monsieur, agréez que je vienne [...] vous offrir mes petits services pour toutes les saignées, et les purgations, dont vous aurez besoin.

Scène 9



Toinette profite d'un moment d'inattention d'Argan pour réapparaître un instant :

TOINETTE quitte son habit de médecin si promptement qu'il est difficile de croire que ce soit elle qui a paru en médecin.— Que voulez-vous, Monsieur ? [...]
ARGAN.— Demeure un peu ici pour voir comme ce médecin te ressemble.


Bien sûr, comme ce jeu de déguisement est peu vraisemblable, Molière en rajoute pour mieux le faire passer par le rire : comme dans la plupart de ses comédies, Molière respecte au maximum les règles classiques, mais il privilégie le plaisir des spectateurs.

DORANTE. — Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde… Je voudrais bien savoir si la règle de toutes les règles n’est pas de plaire et si une pièce qui a attrapé son but n’a pas suivi le bon chemin.
Molière, La Critique de l’École des Femmes, 1663.

Scène 10



Toinette revient alors déguisée en médecin. Argan la dévisage.

TOINETTE.— Je vois, Monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j'aie ?
ARGAN.— Tout au plus [...] vingt-six, ou vingt-sept ans.
TOINETTE.— Ah, ah, ah, ah ! J'en ai quatre-vingt-dix. [...] Vous voyez un effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.


Cette invraisemblance a en plus un rôle dans la pièce : liée à l'unité d'action, elle révèle l'aveuglement d'Argan. Comme il est admiratif, Toinette lui présente sa démarche de médecin itinérant :

TOINETTE.— Je [...] vais de ville en ville, [...] pour chercher d'illustres [...] malades dignes de m'occuper, [...] de bonnes fièvres pourprées, [...] de bonnes pleurésies, avec inflammations de poitrine, [...] et je voudrais, Monsieur, que vous eussiez toutes [ces] maladies [...] pour vous montrer l'excellence de mes remèdes.
ARGAN.— Je vous suis obligé, Monsieur, [de vos] bontés.


Le spectateur est implicitement complice de Toinette qui joue le rôle d'un médecin souhaitant paradoxalement, et de toute bonne foi, les pires maladies à son malade. L'admiration sans réserve d'Argan est à la fois drôle et inquiétante…

Toinette prend alors son pouls, et pose son diagnostic :
TOINETTE.— Le poumon.
ARGAN.— J'ai quelquefois des maux de cœur. [...]
TOINETTE.— Le poumon.
ARGAN.— Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'était des coliques. [...]
TOINETTE.— Le poumon, le poumon, vous dis-je. Et voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais [...] vous.
ARGAN.— Et pourquoi ?
TOINETTE.— Ne voyez-vous pas qu'il tire à soi toute la nourriture ?


Souvent, les commentateurs font remarquer que le poumon n'est pas un organe choisi par hasard par Molière.

Le réel est aussi dans le théâtre que joue Toinette à Argan lorsqu’elle désigne, singeant le mandarin fantasque Purgon, « le poumon, le poumon ! », l’organe touché par la tuberculose de Molière.
François Rodinson, Dossier pédagogique pour le CDN de Nancy, 2013.

Cet échange très vif permet à Molière d'exposer tous les reproches qu'il fait à la médecine de son temps : un diagnostic figé, posé en dépit du bon sens, des remèdes dangereux, des avis médicaux contradictoires, déclarés mécaniquement. Et il fait de tout ça un véritable ressort comique.

Là où il y a répétition [...] nous soupçonnons du mécanique fonctionnant derrière le vivant. [...] Cet infléchissement de la vie dans la direction de la mécanique est ici la vraie cause du rire.
Henri Bergson, Le Rire, 1900.

Après lui avoir aussi conseillé de se crever l'œil droit, Toinette lui prescrit un régime alimentaire exactement inverse de celui de Monsieur Purgon, et laisse Argan décontenancé.

Scène 11



La situation a évolué, il n'est plus question de marier Angélique à Thomas Diafoirus… Béralde tente alors de convaincre son frère de considérer un autre mari pour elle. Mais Argan toujours en colère s'est rangé à l'avis de sa femme : Angélique ira au couvent.

BÉRALDE.— Mon frère, puisqu'il faut parler à cœur ouvert [...] je ne puis vous souffrir l'entêtement où vous êtes pour [votre femme], et voir que vous donniez tête baissée dans tous les pièges qu'elle vous tend.

Avec une ironie qui met le spectateur dans la complicité, Toinette fait alors semblant de défendre Béline :

TOINETTE.— Ah ! Monsieur, ne parlez point de Madame, c'est une [...] femme sans artifice. [...] Voulez-vous que je [...] vous fasse voir tout à l'heure comme Madame aime Monsieur ?

Toinette propose un stratagème : il suffit qu'Argan fasse le mort ! La réaction de Béline prouvera suffisamment à Béralde qu'elle est une femme aimante. Argan est d'accord, mais il reste inquiet :

ARGAN.— N'y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ?
TOINETTE.— Non, non. Quel danger y aurait-il ? Étendez-vous seulement. (Bas.) Il y aura plaisir à confondre votre frère. Voici Madame. Tenez-vous bien.


C'est à ce moment que la résolution de l'intrigue devient possible : en effet, cette fois-ci, le stratagème théâtral va directement confronter Argan à ce qui le rend manipulable : la peur de mourir.

Scène 12



Toinette appelle alors Béline, en criant au malheur :

TOINETTE.— Ah, Madame ! [...] Votre mari est mort.
BÉLINE.— Le Ciel en soit loué. Me voilà délivrée d'un grand fardeau. [...] Un homme incommode à tout le monde, [...] sans cesse un lavement [...] dans le ventre, [...] toussant, crachant toujours [...].
TOINETTE.— Voilà une belle oraison funèbre.


On peut imaginer la colère d'Argan, mais il garde sa position, et Béline révèle tout son plan :

BÉLINE.— Toinette [...] tenons cette mort cachée, jusqu'à ce que j'aie fait mon affaire. Il y a [...] de l'argent, dont je me veux saisir, et il n'est pas juste que j'aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années.
ARGAN, se levant brusquement.— Doucement [...] Madame ma femme, c'est ainsi que vous m'aimez ?


Argan réalise une chose : son propre mariage n'était donc pas un mariage d'Amour ! Cette prise de conscience pourra jouer en la faveur d'Angélique. Béline est congédiée par Argan.

ARGAN, à Béline qui sort.— Je suis bien aise de voir votre amitié, et d'avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi.

Scène 13



Mais le stratagème n'est pas fini. Toinette entend Angélique arriver, elle remet Argan dans sa position de mort.

ANGÉLIQUE.— Qu'as-tu, Toinette, et de quoi pleures-tu?
TOINETTE.— Hélas ! [...] Votre père est mort.
ANGÉLIQUE.— Ô Ciel ! [...] Quelle atteinte cruelle ! Hélas ! Faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restait au monde [...] ! Que deviendrai-je, malheureuse, et quelle consolation trouver après une si grande perte ?


Sans la double énonciation, cette scène pourrait être prise pour une scène de tragédie : Molière donne une certaine noblesse au genre qu'il invente. Ici, l'évidente simplicité des sentiments d'Angélique contraste avec les plans sournois de Béline.

Scène 14



Cléante arrive alors sur scène et apprend la nouvelle. Sa réaction est exemplaire et révèle bien à Argan les qualités du jeune homme qui est tombé amoureux de sa fille.

CLÉANTE.— Ô Ciel ! [...] Hélas ! Après la demande que j'avais conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venais [...] tâcher par mes respects et par mes prières, de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux.

Angélique pleure encore, et pour expier la dispute qu'elle avait avec son père, elle renonce à jamais se marier. Cette dernière preuve d'obéissance et de respect touche Argan.

ARGAN.— Ah ma fille [...] ! N'aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille, et je suis ravi d'avoir vu ton bon naturel.

Tout le monde (c'est à dire Angélique, Cléante, mais aussi Toinette et Béralde), chacun prie Argan de reconsidérer le mariage de sa fille. Argan accepte, mais, comme c'est toujours le cas dans les comédies de Molière, il ne peut pas guérir de son idée fixe, il ne renonce donc pas à son projet d'avoir un médecin pour gendre :

ARGAN.— Qu'il se fasse médecin, je consens au mariage. Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille. [...]
CLÉANTE.— Monsieur, s'il ne tient qu'à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez.


Bérale avance alors une dernière idée, un compromis qui permettra à Argan de mieux vivre sa « maladie ».

BÉRALDE.— Mais, mon frère, il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d'avoir en vous tout ce qu'il vous faut.
ARGAN.— Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies, et les remèdes qu'il y faut faire.
BÉRALDE.— En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela, et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.


C'est une dernière pique de Molière aux médecins : leur robe noire n'est qu'un déguisement, une apparence, qui ne garantit aucun savoir, ni aucun pouvoir de guérison…

Troisième intermède



Pour une fois, ce n'est donc pas un mariage qui termine la pièce, mais bien une grande cérémonie burlesque qui permet à Argan de devenir médecin ! Burlesque, c'est le mot exact : un thème sérieux est traité de manière comique.

Pour mieux parodier ce moment solennel et pour que tout le monde puisse comprendre, les paroles sont en latin de cuisine…
Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat
Novus doctor, qui tam bene parlat,
Mille, mille annis, et manget et bibat,
Et seignet et tuat !


Molière fait donc enfin triompher la folie d'Argan, pour mieux faire tomber les masques aux yeux de ses spectateurs. On peut aussi penser au dénouement du Bourgeois Gentilhomme, qui devient grand Mamamouchi lors d'une grande cérémonie burlesque.

Avec cet aspect presque dionysiaque du triomphe de la folie, on dit parfois que c'est un dénouement en demi-teinte — que Molière renonce à corriger les hommes… Et pourtant, est-ce que ce n'est pas justement une purgation des passions qui est proposée au spectateur, acceptant grâce au théâtre sa propre condition de mortel ?

Depuis le XVIIe siècle, les Comédiens-Français ont joué Le Malade imaginaire 2456 fois, ce qui place la pièce parmi les plus jouées. La cérémonie des médecins a longtemps été choisie pour l’hommage à Molière, le 15 janvier, jour anniversaire de son baptême. À cette occasion, on exposait naguère sur scène le « Fauteuil de Molière » dans lequel il aurait joué pour la dernière fois. Cette relique a pris au fil du temps une valeur symbolique qui lui vaut d’être aujourd’hui encore exposée dans les galeries du théâtre.
Joël Huthwohl, Historique du Malade Imaginaire, 2001.

* * *

Alors que les deux amoureux sont dans une impasse, ce dernier acte va retourner la situation. D'abord, Béralde engage un véritable débat sur la médecine : Argan n'est pas convaincu, mais tout de même, il reporte un lavement.

La colère de M. Purgon va alors permettre à Toinette de réaliser son premier stratagème. En se déguisant en médecin, elle montre toutes les ficelles des charlatans, mais ce n'est pas encore suffisant pour guérir Argan de ses illusions. Mais du moins, le mariage avec Thomas Diafoirus est écarté.

Finalement, c'est en faisant le mort, qu'Argan va découvrir la vérité : la trahison de sa femme, l'attachement de sa fille, le respect de son futur gendre. À la fin, le mariage est rendu possible, paradoxalement grâce au triomphe de la monomanie d'Argan, qui devient son propre médecin.


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Pierre-Auguste Vafflard, La Mort de Molière, 1806.

⇨ * Le Malade Imaginaire (diapositives du troisième acte) *

⇨ * Molière, Le Malade Imaginaire 🎧 Acte III (podcast) *

⇨ * Molière, Le Malade Imaginaire 📚 Acte III (PDF) *

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