Couverture pour Poèmes saturniens

Verlaine, Poèmes saturniens, 1866.
« M. Prudhomme »
Explication linéaire




Notre étude porte sur le poème entier



Il est grave : il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux,
Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille.

Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux ?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille.

Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu,
Il est juste-milieu, botaniste et pansu.
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles.



Introduction



Accroche


• XIXe siècle après la Révolution française et la Révolution industrielle : société bourgeoise d’argent.
• Restauration de la monarchie puis deuxième république éphémère, Napoléon III depuis 1851.
• 1866 Verlaine publie ses Poèmes saturniens : il n’est pas du tout connu alors, et son recueil n’a pas de succès.
• Situation sociale en marge, violence d’une société d’argent qui méprise les idéaux de la jeunesse et des poètes.

Situation


• Personnage de théâtre inventé par Henry Monnier, caricature du bourgeois du XIXe siècle.
• Verlaine s’en inspire pour montrer l’opposition de valeurs entre la société et la poésie. Le règne de l’argent et l’aspiration à l’amour et à la beauté.

Problématique


Comment ce poème, en faisant le portrait caricatural d’un bourgeois, défend-il les valeurs des poètes face à celles d’une société d’apparence et d’argent ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


L’apparition progressive des pensées du personnage structurent notre passage.
I. D’abord, un personnage grave qui rêve, on devine que c’est un homme riche, mais ses pensées restent une énigme pour nous.
II. Ensuite, on nous révèle progressivement à quoi il rêve : rien de poétique ici, il est pragmatique et veut marier sa fille à un gendre idéal. On reconnaît d’ailleurs là un scénario de comédie.
III. Les pensées du personnages sont très claires (discours direct libre) Il est très fâché par les poètes, peut-être parce que sa fille en aime un ?


Premier mouvement :
Caricature d’un homme riche, avec une énigme.



Il est grave : il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux,
Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille.


Le portrait universel d’un bourgeois


• Le poème commence par une proposition très courte, un attribut du sujet. L’adjectif « grave » qualifie et synthétise même l’attitude du personnage.
• Les deux points « : » ont un sens de connecteur logique de cause « il est grave car ». Mais ils peuvent tout aussi bien être liens de conséquence « il est grave, voilà pourquoi il est devenu « maire et père de famille ».
• Le jeu de mots « maire et père » nous fait entendre « père et mère » cela insiste surtout sur le fait qu’il a un rôle dans la société, dans sa municipalité, et dans sa famille.
⇨ La première phrase est courte. C’est une petite introduction au poème, qui nous annonce le portrait d’un homme sérieux, bien inclus dans la société.

Le poème annonce tout de suite une volonté caricaturale


• La deuxième phrase est encore plus courte « Son faux-col engloutit son oreille ». C’est un détail caricatural : son col monte très haut.
• Le col est « faux » c’est un costume, une marque d’hypocrisie.
• Le col « engloutit l’oreille » il ne peut donc pas bien entendre ses administrés. On peut penser qu’il n’est pas à l’écoute.
• Le verbe « engloutir » est fort, le col est rigide, c’est un animal prêt à tout dévorer, peut-être aussi l’esprit du personnage, engloutit par les responsabilités sérieuses et graves.
• Le singulier « son oreille » montre bien d’ailleurs cette volonté de faire une synecdoque (la partie désigne le tout).
⇨ On s’attend donc tout de suite à un véritable portrait à charge, dans le style de Daumier par exemple, qui dessine les bourgeois de son époque.

Un rêve qui est une énigme pour le lecteur


• Or, ce personnage si sérieux « rêve » c’est une surprise, car cela s’oppose à la réflexion d’un homme « grave ». Le poète crée un effet de suspense, on va se demander à quoi il rêve.
• L’article indéfini « un rêve » insiste sur l’énigme de ce rêve.
• L’enjambement va prolonger ce « rêve » et le moment de révélation « ses yeux // dans un rêve ».
• Le verbe est rejeté après le CC de lieux « dans un rêve sans fin », on doit attendre pour comprendre le sens de la phrase : que font ses yeux ?
• Le sujet « ses yeux » est d’ailleurs mystérieux, et le verbe « flotter » est justement particulièrement imprécis.
• L’adjectif « insoucieux » avec la diérèse qui insiste, montre bien qu’il est sérieux, mais confiant.
⇨ Ce rêve n’est manifestement pas un souci, mais au contraire une nouvelle réussite qu’il va ajouter à son statut social. Des indices nous préparent donc déjà à la suite du poème.

La chute du quatrain est comme un indice de la suite


• Le lien logique d’addition « et » vient ajouter un élément supplémentaire inattendu.
• Le GN « le printemps en fleur » est comme un emblème de la poésie elle-même.
• Pourtant, vient tout de suite le CC de lieu « sur ses pantoufles » qui rabaisse tout de suite l’image, il met la poésie à terre.
• La préposition « sur » nous fait comprendre qu’il s’agit d’un motif floral sur sa pantoufle : cela n’a plus rien de poétique.
• Le verbe qui vient à la fin « brille » révèle des pantoufles richement brodées.
⇨ Tout est fait pour nous représenter un personnage à la fois riche et casanier.


Deuxième mouvement :
La révélation d’un rêve qui n’a rien de poétique



Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux ?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille.

Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu,
Il est juste-milieu, botaniste et pansu.


Un personnage qui semble insensible


• Le pronom interrogatif « que » permet de poser une question ouverte : on cherche à savoir s’il est capable d’émotions.
• Les questions sont rhétoriques « que lui fait » on sait que cela ne lui fait rien, justement, ce n’est pas un poète.
• L’anaphore rhétorique « Que lui fait … Que lui fait » qui devient ensuite pluriel « Que lui font » accumule les éléments à charge.
• Le verbe « faire » est lui-même très imprécis : il pourrait ressentir des émotions variées, mais il n’en est rien.
⇨ Ces questions sont associées à des éléments traditionnels de la poésie, qui touchent normalement le sens esthétique.

Des éléments poétiques négligés


• D’abord « l’astre d’or » périphrase pour désigner le soleil, la lumière, une poésie apollinienne, solaire.
• Ensuite, l’effet de contraste « l’ombre » associée à des sensations positives, la fraîcheur au cœur de l’été…
• Les termes sont sophistiqués et musicaux « la charmille » représente l’arceau de verdure sous lequel on profite de l’ombre.
• Les perceptions positives de fraîcheur et d’ombre sont associées aux chuintantes « charmille … chante ».
• On entend « charme » dans « charmille ». En fait, l’étymologie rattache ce terme à l’arbre, le charme (carpinus) et non carmen (le chant, l’invocation magique). rapprochement de deux éléments différents par leur sonorité = paronomase.
⇨ Présence implicite du poète à travers « l’oiseau qui chante ».
• Rime signifiante « silencieux » et « cieux » le poète lève les yeux vers une plénitude plus grande encore, celle du silence mystique des cieux.
⇨ La poésie nous élève, elle a une dimension spirituelle qui justement, fait défaut à M. Prodhomme.

Révélation de la petite énigme


• Peut-être que le début du deuxième quatrain est un discours indirect libre : peut-être est-il indigné par ce que lui a dit sa fille, qui aime la poésie.
• Le nom du personnage nous laisse deviner une intrigue théâtrale : ses pensées sont des apartés.
• On veut savoir à quoi rêve M. Prudhomme : en fin de phrase, rimant avec « charmille » nous avons la réponse « il veut marier sa fille ».
• La phrase terminée se prolonge (hyperbate) « Avec monsieur… » Il n’est pas soucieux car il a trouvé le gendre idéal.
• Il s’agit de « monsieur Machin » c’est un type de personnage, qui correspond aux valeurs bourgeoises.
⇨ Nous allons avoir un autre portrait à charge.

Portrait du gendre idéal de M. Prodhomme


• Comme au début du poème : construction attributive « il est » avec des adjectifs révélateurs : « juste-milieu, botaniste et pansu ».
• Expression « juste-milieu » sa philosophie de vie est tiède, sans conviction réelle.
• Pêle-mêle, sa profession « botaniste » n’est peut-être qu’un passe-temps. Il n’a rien d’un poète puisque les fleurs ne sont qu’un objet de classification et de nomenclature.
• Enfin, « pansu » c’est-à-dire que sa richesse lui permet de bien manger. Le mot rime avec « cossu » rime signifiante qui les lie.
⇨ Ces valeurs l’opposent implicitement à toutes les valeurs que défendent le poète. La caricature qu’il fait du bourgeois entre en écho avec la caricature que les bourgeois font des poètes…


Troisième mouvement :
Une haine cordiale des poètes



Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles.


La caricature des poètes est décrédibilisée par son excès


• Pas de lien logique, changement de sujet abrupte « Quant à ».
• Périphrase « faiseurs de vers » n’a rien de flatteur. On devine que ce sont les mots de M. Prudhomme lui-même.
• Démonstratifs répétés qui expriment l’indignation.
• Le terme « vaurien » qui est étymologiquement un mot-valise : quelqu’un qui ne vaut rien, n’a pas de valeur, glissement de sens : personne qui n’a pas de « valeur morale », un voyou.
• Il se corrige pour être plus précis « maroufles » image : celui qui encolle des affiches : il n’a rien d’un artiste.
• La liste des insultes déborde le tercet tant il est emporté « fainéants barbus » s’allong et reprend l’idée de « vaut rien … fait néant ».
⇨ Le personnage en fait trop. Peut-être que sa fille est entichée d’un poète et que M. Prudhomme en est irrité ?

Ses détestations sont révélatrices


• Comparatif de supériorité « il les a plus en horreur ».
• Poètes comparés à son « coryza » qui est en fait une maladie du chat. Cela fait penser à une allergie.
• L’adjectif « éternel » est révélateur : il a une allergie constante, car il déteste tout, son esprit est négatif.
• On peut penser que le « printemps en fleur » qui se trouve sur ses pantoufles, c’est l’amour que sa fille porte à un poète, et qui le rend malade.
• Le verbe « briller » est désormais plus tôt dans le vers : la valeur qui brille dans la pointe du sonnet, c’est l’amour, non plus l’argent.
⇨ Verlaine a réalisé un retournement des valeurs à travers une double caricature qui finit par donner raison aux poètes.

Conclusion



Bilan


Comment ce poème, en faisant le portrait caricatural d’un bourgeois, met-il en valeur les valeurs du poète face à celles d’une société d’apparence et d’argent ?
Caricature d’un homme riche, avec une énigme.
La révélation d’un rêve qui n’a rien de poétique
Une haine cordiale des poètes

Ouverture


D'autres poètes critiquent et caricaturent l’ordre bourgeois du Second Empire. On peut penser à Rimbaud dans « À la musique » :
Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
Savoure son onnaing d'où le tabac par brins
Déborde [...]




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⇨ Verlaine, 𝘗𝘰è𝘮𝘦𝘴 𝘴𝘢𝘵𝘶𝘳𝘯𝘪𝘦𝘯𝘴 💼 M. Prudhomme (extrait étudié au format A5 PDF téléchargeable)