Couverture du livre Les Contemplations de Hugo

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Couverture pour Les Contemplations

Victor Hugo, Les Contemplations,
(1,26) Crépuscule
Explication linéaire




Introduction



Le crépuscule désigne aujourd'hui les dernières lueurs du soir… Mais au XIXe siècle il peut désigner aussi les premières lueur de l'aube ! Tous ces jeux de contraste et de clairs obscurs ne peuvent que plaire à Victor Hugo qui a déjà publié un recueil Des Rayons et des Ombres en 1840 et surtout Les Chants du Crépuscule en 1835.

Ce double sens presque paradoxal du crépuscule recèle une grande richesse symbolique, et d'ailleurs, Baudelaire (souvent considéré comme le premier des symbolistes) écrira deux poèmes « Crépuscule du matin » et « Crépuscule du soir » dans les Fleurs du Mal, qui paraissent peu de temps après Les Contemplations.

Alors, au XIXe siècle l'image n'est pas neuve bien sûr, on la retrouve chez d'autres poètes, dans la poésie baroque par exemple comme chez Jean de Sponde :
Hélas ! comptez vos jours : les jours qui sont passés
Sont déjà morts pour vous, ceux qui viennent encore
Mourront tous sur le point de leur naissante Aurore,
Et moitié de la vie est moitié du décès.

Jean de Sponde, Poèmes Choisis, 1588-1597.

Mais Victor Hugo va profondément renouveler cette réflexion sur la vie et la mort : la contemplation de ce moment d'ombre et de lumière lui permet de percevoir des vérités mystiques dissimulées sous la réalité. En fait, on n'est déjà pas si loin de la méthode d'un Rimbaud, qui trouve pourtant Victor Hugo encore trop cérébral :
« Hugo, trop cabochard, a bien du vu dans les derniers volumes [...] Trop de Jéhovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées. »
Lettre de Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871.

Rimbaud est un peu injuste, car justement ici, pas la moindre colonne, pas la moindre énormité dans notre poème, qui est au contraire très nuancé, habité de voix multiples et diffuses...

Problématique


Comment cette contemplation d'un moment de transition entre le jour et la nuit permet à Victor Hugo de poursuivre une réflexion teintée de mysticisme sur la vie et la mort ?

Axes utiles pour un commentaire composé


À travers des images simples, contrastées, symboliques, Victor Hugo prolonge et renouvelle une méditation traditionnelle sur le passage du temps. Dans une ambiance quasiment fantastique, la voix du poète se mêle à celles de la Nature elle-même, pour révéler la profondeur vertigineuse d'une vérité mystique : la mort et la vie comme étapes d'un même cycle.

Premier mouvement :
Poursuivre une méditation poétique



L’étang mystérieux, suaire aux blanches moires,
Frissonne ; au fond du bois la clairière apparaît ;
Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;
Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?

Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?
Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous des amants ?
Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines ;
L’herbe s’éveille et parle aux sépulcres dormants.


Quand on est un poète romantique en ce milieu de XIXe siècle, commencer un poème avec ce mot « l'étang », derrière l'article défini, comme si on le connaissait déjà… Cela éveille forcément dans tous les esprits le très célèbre « Lac » de Lamartine… En 1820, les Méditations poétiques ont profondément marqué toute une génération, et d’ailleurs, les vers sont encore célèbres :
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Lamartine, Méditations poétiques, « le Lac », 1820.

En plus, l’histoire de ce poème est tragique : Lamartine l’écrit sur les bords du lac du Bourget, en songeant à sa bien-aimée Julie Charles, qui est trop malade pour le rejoindre. Elle mourra de la tuberculose quelques mois plus tard, le 18 décembre 1817…

Donc avec ce mot « étang », mais aussi avec ce titre des Contemplations qui rime avec les Méditations, Victor Hugo nous annonce qu’il va poursuivre la réflexion romantique de Lamartine sur la mort et sur le temps qui passe…

Et en effet, dans les Méditations Poétiques, la nature écoute, garde les souvenirs, restitue les émotions du poète, véritable paysage état-d'âme, elle est toute au service de la subjectivité du poète.
Dans Les Contemplations, c'est l'inverse en quelque sorte : c'est le poète qui écoute la nature, qui recueille les émotions du monde, comme autant de paroles cachées qu’il faudrait déchiffrer.

Et voilà pourquoi l’étang de Hugo est avant tout « mystérieux » (l'adjectif qui vient qualifier le premier thème du poème) : il faut bien saisir cet étang dans toute sa profondeur énigmatique. C'est plus qu'un paysage : un symbole, que le poète va déchiffrer pour nous.

Apposé à cet étang mystérieux, comme pour le redéfinir, le suaire aux blanches moires. Premier niveau de la métaphore : la nature est comparable à un linge qui enveloppe un mort. Comme le suaire, le paysage n'est qu'une surface qui recèle quelque chose qui touche à la mort, quelque chose de ténébreux et d'inconnu.

Mais bien sûr, le suaire est en fait souvent en poésie un décalage pour parler du corps lui-même. C'est une métonymie : le contenant désigne le contenu. On y reconnaît d'ailleurs bien l'expression figée : une enveloppe corporelle. Donc, cet étang-suaire est vraiment, dès les premiers mots du poème, une métaphore vertigineuse : le suaire qui enveloppe un corps mort, recèle ce qui va justement intéresser Victor Hugo — quelque chose de paradoxalement vivant — une âme.

Et voilà pourquoi cette présence de la mort est tout de suite contrebalancée par les « blanches moires »… Au lieu d'entendre « mort » on entend « moire » avec cette diphtongue ces deux voyelles qui se succèdent. On dirait que ce O de mort s'ouvre en A comme dans le mot « âme »... Musicalement et graphiquement, le mot « mort » est comme enrichi avec le i de la vie : c'est une paronomase : un mot en évoque un autre par proximité sonore.

D'ailleurs, ce premier vers insiste particulièrement sur les diphtongues, puisqu'on est obligés de prononcer « mystérieux » et « suaire » pour respecter les hémistiches. Ce sont des diérèses : deux voyelles qui se suivent sont prononcées dans deux syllabes séparées. Ce procédé allonge la prononciation, donne aux mots toute leur profondeur : cela va bien dans le sens d'une diversité de voix qui traverse le poème.

L'étang au singulier, le suaire au singulier, les moires, au pluriel : par homophonie (deux mots qui se prononcent pareil) c'est aussi le nom grec des Parques, ces trois divinités qui dévident et tranchent le fil de la vie des hommes…

Mais ici, que peuvent bien représenter concrètement ces « moires » ? Normalement, les moires, ce sont les reflets d'un tissu chatoyant, qui peuvent donner une illusion de mouvement… Donc, dans la métaphore filée, les reflets (probablement des étoiles) sur l'eau, ressemblent aux irisations d'un tissu qui ondule sous la lumière : c'est un mouvement étrangement immobile…

Or ce n'est pas du tout ce qu'on peut attendre d'un linceul, qui est normalement terne, opaque, et bien sûr, qu'on ne devrait pas voir onduler. On peut donc dire que la présence de ces deux mots « suaire » et « moires » dans la même phrase renforce cette idée de mouvement immobile. C'est un paradoxe : l'association de deux idées qui ne vont pas ensemble habituellement.

On est alors bien obligés de se poser la question : que représentent ces reflets blancs qui semblent onduler à la surface du suaire ? On va retrouver tout au long du poème trois interprétations, trois registres autour d'un même symbole. L'interprétation réaliste : ce sont des vers qui dévorent un cadavre. Fantastique : le corps est animé d'une vie fantomatique. Mystique : c'est l'âme qui s'échappe de l'enveloppe corporelle.

Le premier verbe du poème, « frissonner » exprime bien ce mouvement paradoxal de la vie qui persiste à travers la mort. Normalement, on frissonne de peur, de froid : avec ce verbe, l'étang est personnifié (il prend des caractéristiques d'un être animé). L'image est frappante : un immense linceul qui s'anime… On entre bien dans le registre fantastique : le surnaturel surgit dans la réalité.

C'est en plus ici un rejet particulièrement frappant : la proposition se poursuit et se termine sur le vers suivant. Cet effet de retard et de surprise exprime bien à la fois le mouvement d'une vie qui s'échappe du corps mort, et la surprise de ceux qui en sont témoins.

Quelle est la valeur de ce point-virgule ? Alors même que le suaire vient de s'animer d'un frisson, on passe sans transition à une nouvelle image : la clairière qui apparaît à travers les bois. Par leur disposition, les deux verbes entrent en écho « frissonner » et « apparaître » ouvrent et ferment le même vers : les deux images poursuivent le même symbole : un frisson perce à travers l'immobilité, une lumière perce à travers l'ombre, c'est une étincelle de vie à travers la mort.

Le verbe apparaître crée un effet de mouvement : bien sûr, ce n'est pas la clairière qui se déplace : c'est la lumière du soleil qui descend et crée un jeu de lumière dans le feuillage, c'est le poète qui prend son lecteur par la main est l'invite à entrer plus loin dans la profondeur des bois.

Le mot « fond » entre en écho avec « profond » : c'est ce qu'on appelle une polysyndète : l'emploi de deux mots qui partagent une racine commune. Ensuite, ce « au fond » devient « à travers » : les CCL sont introduits avec ces groupes prépositionnels, tout prend une épaisseur étonnante, presque palpable à travers le langage.

Dans le même sens, on peut relever un parallélisme (répétition de la structure syntaxique) : le verbe être permet de mettre en construire deux attributs : « profond » devient « noires ». En fait, cet adjectif « profond » qui qualifie les arbres, s'applique implicitement à tout le reste : l'étang, le bois, la clairière, la forêt. C'est une hypallage : un adjectif qui déteint sur d'autres noms. Tout est profond, pour Victor Hugo, ça veut dire : tout a une âme…

La dimension symbolique du paysage passent beaucoup par les contrastes, autour des deux adjectifs « noires … blanches ». D'un côté de l'ombre et de la mort : « fond du bois … arbres profonds … branches noires … forêt … ombre … sentiers bruns … sépulcres ». Du côté de la lumière et de la vie : la « clairière … Vénus … les blanches mousselines ». Syntaxiquement, les sentiers bruns s'opposent aux blanches mousselines, c'est ce qu'on appelle un chiasme, une structure en miroir.

On trouve ici trois questions au discours direct : les paroles sont rapportées telles quelles, et à la deuxième personne du pluriel. On entend la voix du poète qui interpelle tous ceux qui le lisent.

C'est en plus un cas particulier de question rhétorique où la réponse implicite est oui — « oui » parce que de toute évidence, il est impossible de ne pas voir Vénus — elle représente le désir et la lumière. Cette voix du poète se confond donc avec la nature, et une voix intérieure : avez-vous au moins une fois ressenti le désir amoureux ? La question est adressée à tout un chacun.

Dans les deux premières questions, seul le CCL change : Vénus à travers la forêt, c'est la déesse du désir, de la beauté et de l'amour, qui nous attire vers la clairière. Vénus au sommet des collines, c'est la planète la plus lumineuse, la première étoile visible au coucher du soleil. Le titre « crépuscule » prend alors tout son sens : c'est le moment où apparaît cette étoile qui guide le voyageur : la mort et la vie sont deux moments d'un même voyage.

Deux verbes s'opposent et se complètent : « passer » interroge le verbe « être ». Et en effet « passer sur terre » est un euphémisme (une manière atténuée) pour dire que la vie est éphémère. Pour la troisième fois ici, la réponse implicite est « oui » : passer implique naturellement être amant. Vivre c'est aimer et mourir.

Que peuvent représenter ces « blanches mousselines » ? La mousseline, c'est un tissu fin et transparent, qui sert à gonfler les robes des danseuses ou des mariées. Avec ces deux mots, Victor Hugo nous présente ce mouvement tournoyant et perpétuel des amants qui se succèdent à travers les cycles de vie et de mort.

Ce paysage de sous-bois est donc en fait une véritable allégorie métaphysique (un concept abstrait prend des traits concrets) : les sentiers bruns dessinent la même image que les branches noires : des ramifications sombres. Ainsi, les trajectoires du vivant ressemblent à ces « arbres profonds » : derrière ces branchages se cache probablement aussi le schéma de l'arbre généalogique.

L'adjectif « brun » désigne par métonymie (glissement de sens par proximité) une personne dont les cheveux ont cette couleur. Les sentiers sont ainsi personnifiés comme le pendant masculin des mousselines qui forment la rime féminine (qui se termine en -e muet). D'ailleurs tout au long du poème les rimes masculines et féminines sont alternées, comme pour traduire dans la musicalité des vers cette idée de succession des couples d'amants.

Quelle est la métaphore filée ici ? Les petites taches de lumière qui filtrent à travers les feuillages sur la terre des sentiers, sont comme autant de petites mariées qui s'animent et qui parcourent les chemins de la vie. Le paysage contemplé par le poète n'est plus qu'une projection d'idées abstraites et métaphysiques.

Globalement dans ces deux quatrains, le paysage qu'on croyait mort est en fait plein de vie : le sépulcre, lieu de mort, n'est que dormant (avec le participe présent qui montre une action dans sa durée)... La dimension fantastique du paysage rejoint le message spirituel du poète : dans toute mort sommeille encore la vie.

L'herbe ne pousse pas ici, elle s'éveille : non seulement l'herbe prend des caractéristiques vivantes, mais en plus, le temps est comme accéléré ici, pour rendre l'image plus frappante. Le mouvement très lent de la nature devient perceptible à nos yeux par l'intermédiaire du poète. C'est bien le corps en décomposition qui se transforme en vie.

Enfin, pour construire ces images, Victor Hugo joue énormément avec l'imaginaire biblique et en particulier, des symboles chrétiens. Par exemple ici, l'herbe « s'éveille et parle » : ce sépulcre dormant est l'image même d'une résurrection, celle de Lazare ou même celle du Christ. Mais avec une dimension païenne : chaque brin d'herbe est comme un christ sur le point de revenir à la vie.

Deuxième mouvement :
De la contemplation à la révélation



Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ?
Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.
Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe ;
Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.

Dieu veut qu’on ait aimé. Vivez ! faites envie,
Ô couples qui passez sous le vert coudrier.
Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
On emporta d’amour, on l’emploie à prier.


C'est une nouvelle étape dans le poème : les éléments du paysage ont pris vie, maintenant, ils commencent un véritable dialogue avec les deux verbes de paroles « dire … répondre ». C'est ce qu'on appelle une prosopopée : faire parler des morts ou des choses inanimées.

On passe aussi des questions rhétoriques à de véritables questions ouvertes (on ne peut pas simplement répondre par oui ou par non). Voilà pourquoi, à partir du deuxième vers, tout le poème n'est plus qu'au discours rapporté direct… On dirait que les paroles sont plutôt celles de la tombe « on a froid » mais rien n'est fait pour démarquer les phases d'un dialogue : les voix sont mêlées comme si c'était toute la Nature qui prenait la parole.

Le principe même du dialogue (une conversation impliquant au moins deux personnes) est généralisé : « Ô couples » — Le pluriel démultiplie cet effet, tous ces couples sont interpellés et semblent répéter les mêmes verbes « aimer … vivre ». Le dialogue est plus qu'un échange de parole, c'est une grande déclaration d'amour qui traverse la nature. On se trouve bien dans une continuité avec « Le Lac » de Lamartine :
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !

Lamartine, Méditation poétiques, « le Lac », 1820.

L'article indéfini devient progressivement de plus en plus universel, regardez : le poète inclut d'abord ses lecteurs qu'il prend par la main « on a froid », puis, tous ceux qui s'aiment « on ait aimé », et enfin tous ceux qui vivent et meurent « on emporte … on emploie ». Chez Hugo, on retrouve souvent cette idée d'un langage de l'univers transmis par la poésie :
Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;
Que, de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute ;
Que tout a conscience en la création ;
Et l’oreille pourrait avoir sa vision,
Car les choses et l’être ont un grand dialogue.
Tout parle, l’air qui passe et l’alcyon qui vogue,
Le brin d’herbe, la fleur, le germe, l’élément.
T’imaginais-tu donc l’univers autrement ?

Victor Hugo, Les Contemplations, « Ce que dit la bouche d'ombre » (VI,26), 1856.

Toutes ces voix de la nature emploient l'impératif à la deuxième personne du pluriel « aimez … aimez-vous … soyez heureux … vivez … faites envie ». Autant d'actions qui semblent se mêler, notamment par l'effet de paronomase « vie … envie » : le couple est donné en exemple : leur bonheur fait naître l'envie de connaître aussi l'amour, et de participer aussi à ce cycle de vie.

On retrouve cette même idée et ce mode impératif chez Ronsard : « cueillez dès à présent les roses de la vie ». Ronsard, au XVIe siècle, reprend en fait un vers d'Horace (Ier siècle avant J.-C.) « Carpe diem quam minimum credula postero » qui résume la philosophie d'Épicure (IVe siècle avant J.-C.) : profiter de l'instant présent, sans se soucier du lendemain. Victor Hugo s'inscrit donc bien dans une réflexion séculaire sur le temps qui passe.

Un autre impératif se démarque : « Lèvre, cherche la bouche ». Par synecdoque (une partie désigne le tout) la lèvre, la bouche représentent les corps eux-mêmes, qui se rapprochent dans le noir. Avec ce verbe « chercher », le sens de la vue est absent, la nuit tombe. Arrivent alors les injonctions « aimez-vous … soyez heureux » On le devine : ce sont deux euphémismes qui désignent l'acte sexuel, participant au cycle de vie.

Ici, Victor Hugo fait du désir amoureux une sorte de principe de vie qui est à l'œuvre dans tout l'univers. On retrouve ces idées dans Le Banquet de Platon, notamment dans l'intervention d'Eryximaque…
Mais aussi dans la pensée de Schopenhauer, qui a beaucoup marqué la génération romantique en France : pour lui l'amour, l'art, la poésie, ne sont que des manifestations d'une volonté d'exister et de se perpétuer, qui traverse l'univers entier…

Mais Schopenhauer est un philosophe athée : la volonté n'est pour lui qu'une énergie qui n'a pas de sens — le croyant qui prie et le poète qui chante l'amour sont trompés par une illusion. Dans ce poème, Victor Hugo remet de la spiritualité au cœur de ce concept de volonté : « Dieu veut ». Ce n'est pas vraiment le Dieu chrétien, mais un principe qui habite le monde, qui lui donne du sens.

Le cycle de vie, c'est aussi constamment la présence de la mort, avec la rime significative en « tombe » : les corps se rejoignent dans l'ombre lors de l'acte sexuel, mais aussi dans la mort, et ils finissent par se décomposer sous les ifs. Voilà pourquoi cette étreinte finale ne les protège pas du froid.

« Sous les ifs » où il fait froid, s'oppose à « sous le vert coudrier » : s'il est vert, c'est qu'il y fait plus chaud. Le « coudrier », c'est un autre nom pour le noisetier, c'est la baguette des druides, des sourciers, qui permet de trouver de l'eau, des trésors. Avec cette image symbolique, le couple sous le coudrier est comme une trouvaille de la nature elle-même.

L'opposition vie / mort s'organise donc bien en cycles : sous les coudriers, les brins d'herbe représentent ceux qui vivent. Sous les ifs au contraire, ceux qui attendent de vivre. Ainsi, les deux verbes « être » répétés au sein du même vers s'opposent et se complètent : ceux qui sont heureux (les vivants) céderont bientôt leur place à ceux qui sont pensifs : dans cette position courbée associée à la mélancolie, songeant à la brièveté de la vie…

« Dieu veut qu'on ait aimé » : le subjonctif passé nous projette à l'heure de la mort : c'est ce moment qui donne tout son sens à la vie passée. Cela explique ensuite le jeu avec les temps de l'indicatif => « on emploie » au présent d'énonciation (pour des actions qui se déroulent au moment où l'on parle) — la vie actuelle.
=> « emporta », au passé simple (pour des actions ponctuelles révolues dans le passé) — une vie antérieure.

L'héritage de Platon est encore bien perceptible ici, pour lui, toute connaissance est en fait le souvenir d'un passage antérieur par le monde des idées : c'est le principe de la réminiscence. Autant de théories que les symbolistes reprendront et illustreront à la fin du XIXe siècle.

Donc, avec ce dernier vers, on atteint un moment clé dans le poème : en contemplant la Nature, le poète y découvre une vérité secrète, le principe de la métempsycose, la réincarnation de l'âme. La prière, ce sont les paroles adressées à Dieu — chez Victor Hugo, la poésie elle-même est une prière adressée à l'infini. L'image est très belle ici, avec le passé simple : la poésie, c'est l'amour des vies antérieures transformé en mots.
Ne vous étonnez pas de tout ce que me dit
La nature aux soupirs ineffables. Je cause
Avec toutes les voix de la métempsycose.
Avant de commencer le grand concert sacré,
Le moineau, le buisson, l'eau vive dans le pré,
La forêt, basse énorme, et l'aile et la corolle,
Tous ces doux instruments, m'adressent la parole ;

Victor Hugo, Les Contemplations (I,27) « Oui, je suis le rêveur », 1856.

Troisième mouvement :
Un cycle de vie et de mort



Les mortes d’aujourd’hui furent jadis les belles.
Le ver luisant dans l’ombre erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
Le brin d’herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.

La forme d’un toit noir dessine une chaumière ;
On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ;
L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière,
Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.


Ces dernières images viennent reprendre et éclairer celles du début : on retrouve le même CCL « dans l'ombre » : le vers luisant, avec son flambeau, se superpose à la lumière de l'étoile au milieu du ciel noir, Vénus au début du poème, ou encore de la clairière qui laisse passer la lumière à travers le feuillage de la forêt. Cette image du point lumineux dans l'ombre, qui symbolise le passage de la vie à travers la mort, est un motif qui traverse tout le poème.

Le vers luisant et son flambeau, le vent qui anime l'herbe parmi les javelles, le faucheur au milieu des prés, la fleur lumineuse : on dirait que les images sont hétéroclites, en fait, elles déclinent cette même idée, déjà présente chez les stoïciens, la palingénésie : la nature procède par cycles où la mort n'est qu'une étape vers de nouvelles vies. On entend d'ailleurs ce souffle de vie à travers les allitérations en F et en V : permanence d'une même idée à sous des apparences diverses.

D'abord, l'image du vers luisant. Le ver, c'est l'animal qui se nourrit de la chair des « mortes ». Mais ici, il produit en même temps une lumière, un flambeau. La vie est issue de la mort.

Le vers fait aussi référence par homophonie au vers poétique, qui porte aussi une lumière. Chez Victor Hugo, le poète est comparable à Prométhée qui a volé le feu aux Dieu pour le donner aux hommes. Il capte ce qu'il y a de divin dans la nature pour en faire de la musique, de la poésie, des vers lumineux.

Deuxième image, celle des brins d'herbe animés par le vent. Le verbe « tressaillir » entre en écho avec le verbe « frissonner » du premier quatrain : un mouvement imperceptible, quelque chose qui s'anime tout en restant immobile.

Ensuite, la répétition du verbe « tressaillir » crée une analogie : le vent agit discrètement sur l'herbe exactement comme Dieu sur le monde. L'herbe qui s'anime à la surface des tombes ressemble au frémissement des âmes à l'intérieur des tombeaux.

Le jeu de lumière et d'ombre se poursuit avec « la forme d'un toit noir » qui « dessine une chaumière ». Que représente cette chaumière ? Un havre de paix, un lieu où se reposent les âmes, ce que cache le tombeau, le monde des idées ?

On est en plein dans le mythe de la caverne de Platon : la réalité que nous percevons n'est qu'une apparence, comparable aux ombres projetées sur la paroi d'une caverne. Ce que nous en percevons n'est qu'une version déformée de la réalité, que seule la raison peut nous aider à appréhender (la représentation artistique n'étant qu'une déformation supplémentaire et trompeuse). Pour Victor Hugo et pour les symbolistes après lui au contraire l'art est un autre moyen d'accès à cette réalité plus profonde.

Progressivement, les images sont de moins en moins explicites : ce sont des métaphores in absentia (on a uniquement le comparant : il faut restituer le comparé). L'interprétation est donc ouverte : la chaumière peut être un corps que l'âme habite momentanément, un tombeau, un paradis ou un enfer…

Une « chaumière » : le terme est révélateur, la chaumière possède par définition un toit de chaume, c'est à dire, de paille de blé. Elle est donc issue des javelles qui ont été fauchées et transformées. Ce que le faucheur a coupé est devenu un lieu de vie. Ce faucheur n'est donc pas une image de destruction : Victor Hugo renouvelle l'allégorie de la mort, lui redonne du sens, l'inscrit dans un cycle.

À travers ces deux quatrains, on observe un véritable mouvement d'élévation : herbe, tombeau, toit, étoile. Victor Hugo nous invite à une lecture anagogique du poème, c'est à dire une lecture qui fait passer du sens littéral au sens spirituel.

Ce paysage en mouvement semble bien représenter une sorte de voyage, de transmigration âmes : le « toit noir », une pierre tombale, les « javelles » des âmes qui attendent d'être récoltées, le « faucheur », Dieu qui rassemble ces épis… Et enfin, l'étoile qui s'ouvre comme une fleur, accueillant ces âmes dans la mort, et qui pourtant deviendra enfin un fruit. Cette dernière image annonce bien le dernier quatrain comme un accomplissement du cycle.

Troisième mouvement :
Le crépuscule, symbole métaphysique



Aimez-vous ! C’est le mois où les fraises sont mûres.
L’ange du soir rêveur qui flotte dans les vents,
Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
Les prières des morts aux baisers des vivants.


Ce dernier quatrain commence avec un impératif à la deuxième personne du pluriel, très incluante, universelle. C'est aussi une référence spirituelle, l'une des dernières paroles de Jésus dans l'évangile selon Saint Jean :
« Je vous donne un commandement nouveau : c'est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l'amour les uns pour les autres. »
Évangile de Jean (13, 34-35).

Mais ce n'est pas dans les évangiles que le poète découvre ce nouveau commandement, c'est à travers la contemplation de la Nature. D'où le présentatif « c'est » qui est en plus un déictique (il fait référence à la situation d'énonciation), exactement comme si la scène se trouvait sous nos yeux. Le poète nous donne à voir, et nous invite à lire, nous aussi ce langage symbolique du monde.

Cela explique parfaitement la forme de ce dernier quatrain : le commandement, une phrase très courte ; puis l'observation de la nature, les 9 syllabes qui complètent l'alexandrin ; et enfin, une longue phrase de trois vers : ce qui est caché sous le spectacle de la nature. Le poète transmet à son lecteur une manière de regarder du monde : il ne reste pas le médiateur privilégié.

« Le mois où le fraises sont mûres » c'est justement le poème qui ouvre ce livre II des Contemplations, c'est par là que commence le poète, c'est par là que tout commence « 1er mai » :
Tout conjugue le verbe aimer. Voici les roses.
Je ne suis pas en train de parler d’autres choses.
Premier mai ! L’amour gai, triste, brûlant, jaloux,
Fait soupirer les bois, les nids, les fleurs, les loups ;

Victor Hugo, Les Contemplations (II,1) « Premier mai », 1856.

Les « fraises » c'est un fruit un peu particulier… Victor Hugo n'est pas sans l'ignorer. En fait, chaque petite graine de la fraise est un fruit : l'image du fruit est démultipliée. Et contrairement à la baie des ifs, c'est un fruit comestible… D'ailleurs en latin, fraise vient de fragro : qui sent bon... Voilà une étymologie qui est très significative pour Victor Hugo.

En effet, le parfum, c'est bien une force mystérieuse qui flotte dans le vent, qui attire vers ce qui est beau et bon, qui permet à la vie de trouver son chemin. La rime « vent ... vivant » est donc particulièrement signifiante : on retrouve cette même image qui traverse tout le poème : le frisson sur le lac, le souffle de Dieu sur les tombeaux, et enfin ce parfum des fraises qui touche nos sens.

D'ailleurs, les 5 sens sont bien présents ici : par homophonie, le mot « mûres » nous fait entendre le fruit de la ronce. Mais c'est aussi une homographie (les deux mots qui s'écrivent pareil) : elle nous le fait aussi voir. De même, la rime « mûres … obscures » donne à entendre la couleur sombre des mûres. Et enfin, les prières, sonores, sont emportées comme un parfum sur les ailes de l'ange du soir.

Si on veut aller plus loin, le sens du goût est bien présent dans les fraises et les mûres, le sens du toucher est bien présent dans le verbe « flotter », dans les « baisers », etc. Ce sont en plus des images particulièrement subtiles et contrastées : les baisers sont doux, mais la ronce pique, l'obscurité qualifie paradoxalement les ailes d'un ange, etc. Victor Hugo, comme l'ange du soir, s'amuse à « mêler » des signifiants opposés « les prières des morts … les baisers des vivants ».

Les deux derniers verbes du poème « flotter … mêler » ont une temporalité un peu particulière : spontanément, on reconnaît le présent d'énonciation (les deux actions se déroulent sous nos yeux). Mais on peut aussi y trouver un présent de vérité générale (pour des actions qui sont vraies en tout temps) car ces images ont une valeur universelle : elles illustrent des idées abstraites.

D'ailleurs, ce verbe « flotter » rappelle l'étang du début : les « blanches moires » frissonnaient à la surface du lac, maintenant l'ange flotte parmi les vents. On a donc assisté à un mouvement d'élévation tout au long du poème : on ne sait plus trop où s'arrête le lac et où commence le ciel… L'horizon est brouillé.

Regardez la syntaxe de ces derniers vers : les deux COD du verbe « mêler » sont retardés et même, rejetés au vers suivant, par un long CCM. Ce ralentissement crée un effet de suspense qui met en valeur la chute du poème : « les prières » et les « baisers des vivants » sont mis sur le même plan dans deux hémistiches équilibrées. Si le poème est à la fois une prière et un baiser, le poète est alors lui-même comparable à cet ange du soir.

Cette dernière allégorie concentre donc bien toutes les images symboliques qui traversent ce poème : l'ange du soir matérialisé par ce parfum qui flotte (celui des fleurs, des fruits mûrs, des morts) incarne en fait ce moment imperceptible où le jour devient nuit, ou la vie laisse place à la mort, et inversement. Son nom propre est en même temps le titre du poème, dont les vers seraient alors comme une manifestation de la métempsycose elle-même.

Conclusion



Dans ce poème, Victor Hugo utilise la contemplation du crépuscule pour méditer sur la vie et la mort. À travers des images simples et contrastées, il renouvelle une réflexion traditionnelle sur le passage du temps.

D'abord, Hugo évoque un étang mystérieux, symbole de la mort et de la vie, et utilise des métaphores pour montrer que la mort n'est qu'une étape dans un cycle plus vaste.

Ensuite, les éléments du paysage prennent vie et dialoguent avec le poète, incitant les vivants à aimer et à profiter de l'instant présent, de l'amour et de la vie.

Enfin, Hugo nous invite à passer du sens littéral du texte à un sens plus spirituel. Le crépuscule devient ainsi un symbole métaphysique, incarnant le moment où la vie et la mort se mêlent.

Finalement, Victor Hugo utilise la contemplation du crépuscule pour révéler une vérité mystique : la vie et la mort ne sont que des étapes d'un même cycle, et l'amour en est le principe fondamental.


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