Couverture pour Le Mariage de Figaro

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro
Résumé et analysé scÚne par scÚne



En 1781, tout le monde attend le retour de Figaro, le valet de comédie inventé par Beaumarchais, qui avait déjà passionné les foules dans Le Barbier de Séville ! Mais suite à une premiÚre lecture à la Comédie Française, certains courtisans disent que Le Mariage de Figaro est une piÚce séditieuse...

Introduction



Louis XVI veut en avoir le cƓur net et se fait lire la piĂšce en compagnie de Marie-Antoinette... Henriette Campan, premiĂšre femme de chambre de la reine, est prĂ©sente :
Au monologue de Figaro [...] le roi se leva avec vivacitĂ©, et dit : « C'est dĂ©testable, cela ne sera jamais jouĂ© : il faudrait dĂ©truire la Bastille pour que la reprĂ©sentation de cette piĂšce ne fĂ»t pas une inconsĂ©quence dangereuse. Cet homme se joue de tout ce qu'il faut respecter dans un gouvernement. — On ne la jouera donc point ? dit la reine. — Non, certainement, rĂ©pondit Louis XVI ; vous pouvez en ĂȘtre sĂ»re.
Henriette Campan, MĂ©moires sur la vie de Marie-Antoinette, 1823.

La dimension satirique de la piĂšce est trop forte, elle est interdite. Mais on continue de lire des passages Ă  la cour, chez les particuliers, parfois mĂȘme dans les cabarets :
Il arriva un moment oĂč l'on peut dire [...] que tout Paris, exceptĂ© le roi [...] voulait voir jouer le Mariage de Figaro, et le voulait avec une ardeur de curiositĂ© impatiente contre laquelle un gouvernement ne peut rien.
Louis de Loménie, Beaumarchais et son temps, 1858.

Et c’est la force de cette piĂšce : les spectateurs sont sans cesse mis dans la connivence. En 1784, aprĂšs 6 remaniements imposĂ©s par la censure, l'interdiction est enfin levĂ©e :
Cette premiÚre représentation du Mariage de Figaro [...] est un des souvenirs les plus connus du XVIIIe siÚcle. Tout Paris se pressant dÚs le matin au [...] Théùtre-Français, [...] [pour assister à] une comédie [...] qui, si elle choque [...] quelques-unes des loges, [...] enflamme un parterre électrisé.
Louis de Loménie, Beaumarchais et son temps, 1858.

En continuitĂ© avec la piĂšce prĂ©cĂ©dente, Le Mariage de Figaro se dĂ©roule dans le chĂąteau d’Aguas-Frescas, chez le comte Almaviva, Ă  quelques kilomĂštres de SĂ©ville. On va voir que ce cadre permet au dramaturge de reprĂ©senter un pouvoir fĂ©odal vacillant, tout en jouant avec les limites de l’unitĂ© de lieu chĂšre au thĂ©Ăątre classique.

Acte I



Une chambre Ă  demi dĂ©meublĂ©e ; un grand fauteuil de malade [...] au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache Ă  sa tĂȘte, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d’orange, appelĂ© chapeau de la mariĂ©e.

Tiens, Suzanne, c’est un personnage qui n’était pas dans Le Barbier de SĂ©ville ! Rien que par le bouquet de fleur qu’elle porte, le spectateur comprend que c’est la fiancĂ©e de Figaro. Chez Beaumarchais, les accessoires sont rĂ©vĂ©lateurs...

On a aussi beaucoup commentĂ© la prĂ©sence de ce fauteuil au milieu de la chambre : il rappelle celui du Malade Imaginaire, (qui empĂȘche aussi un mariage). Mis Ă  la place du lit conjugal, on voit bien que les noces dĂ©pendent entiĂšrement de la volontĂ© du seigneur maĂźtre des lieux.

ScĂšne 1



À l’ouverture des rideaux, Figaro mesure la piĂšce avec soin : 19 pieds sur 26, c’est Ă  dire, exactement la taille de la scĂšne de la ComĂ©die Française : dĂšs la premiĂšre scĂšne, Beaumarchais reprĂ©sente le thĂ©Ăątre dans le thĂ©Ăątre.

Cette piĂšce, c'est la chambre que le comte cĂšde au couple pour leur mariage. Mais Suzanne refuse de s'y installer.
FIGARO. — Pourquoi ? [...] Tu prends de l’humeur contre la chambre du chĂąteau la plus commode. [...] La nuit, si madame est incommodĂ©e, [...] zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? [...] crac, en trois sauts me voilĂ  rendu.
SUZANNE. — Fort bien ! Mais quand il aura tintĂ©, le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission : zeste, en deux pas il est Ă  ma porte, et crac


L’onomatopĂ©e est suggestive : on va voir que chez Beaumarchais, le langage vise au maximum le naturel, la rapiditĂ©, donnant parfois presque l’illusion de l’improvisation.

Suzanne rĂ©vĂšle alors Ă  Figaro ce dont il ne se doute pas encore : le comte veut faire d'elle son amante. On est donc directement plongĂ© dans le nƓud de l'intrigue, avec un double questionnement politique et moral : oĂč sont les limites du pouvoir d'un seigneur sur ses sujets ? Questions graves posĂ©es sur un ton lĂ©gĂšrement grivois, ce qui n'est pas toujours apprĂ©ciĂ© par les critiques de l'Ă©poque :
Ce ton de dĂ©traction universelle sur ce qui n'est point fait pour ĂȘtre livrĂ© Ă  la risĂ©e publique, [...] devait plaire Ă  l'esprit français d'alors ; et quoique tout cela fĂ»t [...] contraire aux principes de l'art, Beaumarchais avait fort bien jugĂ© que le public Ă©tait mĂ»r pour ce genre de satire, au point de ne pas mĂȘme exiger l'Ă -propos. le bon sens ni le goĂ»t.
Jean-François de La Harpe, Cours de littérature, 1799.

Pour obtenir les faveurs de Suzanne, le comte fait en plus un véritable chantage : à l'époque, pour se marier, une femme devait avoir ce qu'on appelle une dot.
SUZANNE. — Il la destine Ă  obtenir de moi, secrĂštement, [...] un ancien droit du seigneur
 [...] C'est ce que le loyal Bazile, [...] mon noble maĂźtre Ă  chanter, me rĂ©pĂšte chaque jour.

Les deux adjectifs loyal et noble sont bien sûr ironiques et le terme « Maßtre à chanter » a un double sens... Ce Bazile est un personnage repoussoir. Implicitement, Beaumarchais indique déjà la visée morale de sa piÚce.

« Un ancien droit du seigneur » Suzanne parle du droit de cuissage, ce droit qu'auraient eu les seigneurs sur les jeunes femmes se mariant dans leurs domaines, mais que le comte Almaviva aurait aboli aprĂšs son mariage avec Rosine


En fait, un tel droit n'Ă©tait pas inscrit dans la loi en France, il n'a donc pas pu ĂȘtre aboli... Mais Beaumarchais dĂ©nonce ici des abus de pouvoir bien rĂ©els, qui dĂ©passent le cadre juridique... Il vise l’ordre social dans son ensemble, et il l'aborde sous un angle moral, en partant de la condition fĂ©minine, pour en faire un sujet central de sa piĂšce.

ScĂšne 2



Une fois seul, Figaro comprend soudainement pourquoi son maĂźtre voulait l'emmener Ă  Londres avec lui.
FIGARO, seul. — J’entends, monsieur le comte ; trois promotions Ă  la fois : vous, compagnon ministre ; moi, casse-cou politique ; et Suzon, [...] l’ambassadrice de poche. [...] Pendant que je galoperais d’un cĂŽtĂ©, vous feriez faire de l’autre Ă  ma belle un joli chemin !

Le monologue, c'est un procĂ©dĂ© courant au thĂ©Ăątre : le personnage restĂ© seul sur scĂšne s'adresse Ă  un personnage absent, ou Ă  lui-mĂȘme. Beaumarchais y met un maximum de naturel et de spontanĂ©itĂ©.

Figaro Ă©voque alors, pour le plus grand plaisir du spectateur, tous les tours qu'il prĂ©pare pour les 24 heures Ă  venir : c'est bien une folle journĂ©e qui s’annonce !
FIGARO. — Attention sur la journĂ©e, monsieur Figaro ! D’abord, avancer l’heure de votre petite fĂȘte, pour Ă©pouser plus sĂ»rement ; [...] empocher l’or, [...] et donner le change aux petites passions de monsieur le comte


Dans cette scĂšne, on entend bien derriĂšre Figaro Beaumarchais dramaturge qui fait remarquer au spectateur les fonctions d'exposition de la premiĂšre scĂšne :
Au dĂ©but du Mariage de Figaro [...] un plan est dressĂ© qui [...] annonce le fil directeur de la piĂšce, mais qu’une multitude d’accidents viennent contrarier, comme des variations [...] complexes sur un thĂšme simple. [...] L’équilibre entre l’inexorable et l’imprĂ©vu, c’est lĂ  une des formes de gĂ©nie de Beaumarchais.
BĂ©atrice Didier, Beaumarchais ou la passion du drame, 1995.

Mais dans tous les cas, il s'agit de « Donner le change aux petites passions du comte » : l’intrigue se concentre autour d'un jeu d’opposition entre le maĂźtre et le valet. C'est assez Ă©tonnant pour le spectateur de l'Ă©poque : normalement le valet de comĂ©die reste adjuvant au service d'un maĂźtre noble
 Ici, la quĂȘte de Figaro n'est pas tant de rĂ©aliser son mariage que d'empĂȘcher la quĂȘte parallĂšle du comte qui a des vues sur Suzanne.

C'est d'ailleurs autour de ce jeu d'opposition que Beaumarchais prĂ©sente lui-mĂȘme sa piĂšce, en gommant au maximum ce qu'elle peut avoir de subversif Ă  l'Ă©poque :
La plus badine des intrigues. Un grand seigneur espagnol, amoureux d'une jeune fille qu'il veut séduire, et les efforts que cette fiancée, celui qu'elle doit épouser, et la femme du seigneur réunissent pour faire échouer dans son dessein un maßtre absolu, que son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout-puissant pour l'accomplir. Voilà tout, rien de plus.
Beaumarchais, Préface du Mariage de Figaro, 1784.
Figaro est interrompu dans ses réflexions par l'arrivée du médecin de la maison, le docteur Bartholo. Tiens ! Voilà un personnage connu ! Les spectateurs reconnaissent avec plaisir le célÚbre barbon du Barbier de Séville.

On va donc revenir un peu sur cette premiĂšre comĂ©die. Dans Le Barbier de SĂ©ville, Bartholo a dĂ©cidĂ© d’épouser sa pupille Rosine, qu’il retient prisonniĂšre. Mais Rosine est amoureuse du jeune comte Almaviva (qui se fait appeler Lindor)... (c’est d’ailleurs le schĂ©ma bien connu de L’École des Femmes de MoliĂšre, qui s’est lui-mĂȘme inspirĂ© de La PrĂ©caution Inutile de Scarron).

C’est lĂ  qu’intervient Figaro, homme Ă  tout faire, et notamment barbier du comte. À l’aide de stratagĂšmes, il fait rĂ©ussir le mariage du couple de jeunes premiers. Bartholo a donc toutes les raisons d’en vouloir Ă  cet impertinent valet !

ScĂšne 3



Bartholo arrive donc, accompagnĂ© de Marceline, une vieille servante qui veut Ă©pouser Figaro, et serait mĂȘme prĂȘte pour ça Ă  lui faire un procĂšs (il a une dette envers elle). Les deux sont donc opposĂ©s au mariage de Figaro avec Suzanne...
FIGARO s’interrompt. — HĂ©, bonjour, cher docteur de mon cƓur ! Est-ce ma noce avec Suzon qui vous attire au chĂąteau ?
BARTHOLO, avec dĂ©dain. — Ah ! [...] monsieur, point du tout. [...]
FIGARO. — Moi qui eus le malheur de troubler la vître ! Adieu, Marceline : avez-vous toujours envie de plaider contre moi ?

Mais il n'écoute pas la réponse, et il sort.

ScĂšne 4



Une fois Figaro parti, Marceline se tourne vers Bartholo et lui raconte la situation : le comte Almaviva est devenu un libertin, et il néglige sa femme.

Le libertinage, au XVIIIe siĂšcle, c’est un mouvement de pensĂ©e qui s’élĂšve contre la morale religieuse : si les philosophes des LumiĂšres opposent Ă  la religion les principes de la raison, les libertins mettent plutĂŽt en avant la libertĂ© totale de l’individu qui recherche ses plaisirs.
MARCELINE. — Aujourd’hui, par exemple, il marie notre Suzanne Ă  son Figaro, [...] mais [...] Son Excellence voudrait Ă©gayer en secret l’évĂ©nement avec l’épousĂ©e

BARTHOLO, avec joie. — Ah ! le digne Ă©poux qui me venge !

Bartholo, personnage nĂ©gatif et ridicule, fĂ©licite le libertinage du comte, parce qu’il y trouve un intĂ©rĂȘt personnel de pure vengeance. La visĂ©e morale de la piĂšce est portĂ©e par ces positionnements subjectifs des personnages.

Marceline fait alors des reproches Ă  Bartholo : ils ont eu jadis un enfant ensemble, raison pour laquelle il aurait dĂ» l'Ă©pouser. Mais elle a maintenant une autre idĂ©e en tĂȘte :
MARCELINE. — Si rien n’a pu vous porter Ă  la justice de m’épouser, aidez-moi donc du moins Ă  en Ă©pouser un autre.

Bartholo s'amuse de la situation, et suggĂšre Ă  Marceline d'Ă©pouser Bazile, qui a apparemment une passion pour elle. Mais non, ce n’est pas lui auquel elle pense...
MARCELINE. — Eh ! qui pourrait-ce ĂȘtre, docteur, sinon le beau, le gai, l’aimable Figaro ?
BARTHOLO. — Ce fripon-là ?

Marceline lui présente son plan : révéler les vues du comte sur Suzanne, pour la mettre en difficulté.
MARCELINE. — Vous savez [...] la femme la plus aventurĂ©e sent en elle une voix qui lui dit : Sois belle, si tu peux, sage si tu veux ; mais sois considĂ©rĂ©e, il le faut. [...] Effrayons [...] la Suzanne, [...] elle [refusera] le Comte, lequel, pour se venger, appuiera [mon] mariage.

Beaumarchais nous fait rire en soulignant la différence de motivation des personnages.
BARTHOLO. Elle a raison. Parbleu ! c'est un bon tour [...] de punir un scélérat.
MARCELINE. — De l’épouser, docteur, de l’épouser !

Ici, l’échange ne manque pas d’ironie, car on devine que Bartholo est justement le scĂ©lĂ©rat tout indiquĂ© pour Ă©pouser Marceline
 On va rester attentifs Ă  ces effets comiques variĂ©s, qui sont souvent plus significatifs qu’il n’y paraĂźt :
On n'obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théùtre, sans des situations fortes, et qui naissent toujours d'une disconvenance sociale dans le sujet qu'on veut traiter.
Beaumarchais, Préface du Mariage de Figaro, 1784.

ScĂšne 5



Arrive alors Suzanne qui a entendu Marceline :
SUZANNE, [...] une robe de femme sur le bras. — L’épouser, l’épouser ! Qui donc ? mon Figaro ?
MARCELINE, aigrement. Pourquoi non ? Vous l’épousez bien, vous !

C'est alors le dĂ©but d'une dispute oĂč les deux femmes s'envoient des piques en se faisant des rĂ©vĂ©rences. Ici, l’ironie des rĂ©pliques est doublĂ©e d’un jeu de scĂšne proche de la chorĂ©graphie : vous allez voir que Beaumarchais utilise la musique et la danse dans son thĂ©Ăątre.

D'ailleurs, Mozart dans son opéra Le Nozze di Figaro reprend bien cette confrontation des deux femmes, qu'il fait durer encore plus longtemps que Beaumarchais, avec des répliques de plus en plus mordantes

MARCELINE. — N'est-il pas juste qu'un libĂ©ral seigneur partage [...] la joie qu'il procure Ă  ses gens ? C’est une si jolie personne que madame !
SUZANNE, une rĂ©vĂ©rence. — Assez pour dĂ©soler madame.
MARCELINE, une rĂ©vĂ©rence. — Surtout bien respectable !
SUZANNE, une rĂ©vĂ©rence. — C’est aux duĂšgnes Ă  l’ĂȘtre.
MARCELINE, outrĂ©e. — Aux duĂšgnes ! aux duĂšgnes !

Dans le feu de l'action, Suzanne a visé juste ! Une duÚgne : c'est une vieille femme chargée de surveiller la conduite d'une jeune fille, et c'est souvent un personnage ridicule dans la comédie
 Avec ce mot, Suzanne a enfermé Marceline dans son rÎle. Bartholo l'emmÚne hors de scÚne.

ScĂšne 6



SUZANNE, seule. — Voyez cette vieille sibylle ! parce qu’elle a [...] tourmentĂ© la jeunesse de madame, elle veut tout dominer au chĂąteau !

La Sibylle, dans l’antiquitĂ©, c’est une prĂȘtresse qui a des pouvoirs de divination. Rien que par ce mot, on voit que Marceline dĂ©borde le simple rĂŽle de la prude de comĂ©die, ce qui nous donne dĂ©jĂ  des indices pour la suite de l’intrigue.

ScĂšne 7



Arrive alors un nouveau personnage : le premier page du comte. ChĂ©rubin : ce nom dĂ©signe dĂ©jĂ  les angelots des peintures, ou cupidon, mais Beaumarchais en fait un personnage original souvent apprĂ©ciĂ© par les commentateurs de l’époque, mĂȘme parmi les plus critiques :
Beaumarchais imagina son rÎle de Chérubin, [...] joué par une jolie fille en trousse de page ; rÎle trÚs neuf, qui montra pour la premiÚre fois sur le théùtre le premier instinct [...] d'un adolescent de treize à quatorze ans, [...] vif, espiÚgle et brûlant ; c'est ainsi qu'on nous le représente dans la préface.
Jean-François de La Harpe, Cours de littérature ancienne et moderne, 1798-1804.

ChĂ©rubin a aussi un statut particulier : noble, il n’est pas vassal du comte, mais il lui est subordonnĂ© en qualitĂ© de page. Il apprend Ă  Suzanne qu'il a Ă©tĂ© renvoyĂ© par le comte :
CHÉRUBIN. — Il m’a trouvĂ© hier au soir chez ta cousine Fanchette, Ă  qui je faisais rĂ©pĂ©ter son petit rĂŽle [...] pour la fĂȘte de ce soir : il s’est mis dans une fureur en me voyant !

Cette colÚre nous laisse deviner que le comte a aussi des vues sur Fanchette
 Chérubin demande à Suzanne d'intercéder en sa faveur auprÚs de la comtesse :
CHÉRUBIN. — Ah ! Suzon, qu'elle est noble et belle ! mais qu'elle est imposante !
SUZANNE. — C'est-à-dire [...] qu'on peut oser avec moi.
CHÉRUBIN. — Tu sais trop bien, mĂ©chante, que je n’ose pas oser. Mais que tu es heureuse ! [...] l’habiller le matin et la dĂ©shabiller le soir, Ă©pingle Ă  Ă©pingle
 Ah ! [...] Qu’est-ce que tu tiens donc lĂ  ?
SUZANNE, raillant. — [...] Le fortunĂ© ruban qui renferme la nuit les cheveux de cette belle marraine


Ce ruban est porteur d’une forte charge Ă©motionnelle et Ă©rotique : c’est un objet intime, en contact avec le corps de la comtesse... D’un bond, ChĂ©rubin rĂ©ussit Ă  voler ce ruban, Suzanne essaye de le reprendre, mais comme il voit le comte entrer, il se cache derriĂšre le grand fauteuil au milieu de la scĂšne.

Ce jeu de dissimulations est un procédé bien connu dans la comédie, on pense par exemple à Tartuffe faisant des avances à Elmire alors que son mari est caché sous la table. Beaumarchais va donc montrer qu'il est capable de mener ce jeu encore plus loin !

ScĂšne 8



Le comte s'avance vers Suzanne, qui est gĂȘnĂ©e, parce qu'il serait inconvenant qu'on la trouve ainsi seule avec lui.
SUZANNE, troublĂ©e. — Monseigneur, que me voulez-vous ? [...]
LE COMTE lui prend la main. — Un seul mot. Tu sais que le roi m’a nommĂ© son ambassadeur Ă  Londres. J’emmĂšne avec moi Figaro [...] et comme le devoir d’une femme est de suivre son mari


Dans la bouche d’un libertin, le mot « devoir » est dĂ©tourné  Le comte veut bien autoriser son mariage avec Figaro, et mĂȘme Ă  lui donner une belle dot, mais, en Ă©change de rendez-vous secrets, sur la brune, c'est Ă  dire, Ă  la nuit tombĂ©e...
LE COMTE. — Tu sais tout l'intĂ©rĂȘt que je prends Ă  toi. [...] Si tu venais [...] sur la brune, au jardin, je mettrais un tel prix Ă  cette lĂ©gĂšre faveur


Mais c'est alors qu'ils entendent Bazile arriver : le comte court se cacher derriÚre le fauteuil, Chérubin a tout juste le temps de se glisser dedans. Les didascalies donnent toutes les indications de mise en scÚne pour ce tour de passe-passe :
Pendant que le comte s’abaisse et prend sa place, ChĂ©rubin [...] se jette effrayĂ© sur le fauteuil, [...] et s’y blottit. Suzanne prend la robe qu’elle apportait, en couvre le page, et se met devant le fauteuil.

On dit souvent que ce sens de la synchronisation chez Beaumarchais lui provient de son métier d'horloger. En tout cas, voilà comment il se présente au public, à l'ùge de 23 ans :
Jeune artiste qui n'ait l'honneur d'ĂȘtre connu du public que par l'invention d'un nouvel Ă©chappement Ă  repos pour les montres, [...] j'ai eu l'honneur de prĂ©senter Ă  Mme de Pompadour [...] une montre dans une bague, de cette nouvelle construction simplifiĂ©e, la plus petite qui ait encore Ă©tĂ© faite.
Beaumarchais, Lettre Ă  l'auteur du Mercure, 16 juin 1755.

ScĂšne 9



Suzanne essaye de se débarrasser de Bazile, mais le maßtre de musique insiste pour qu'elle accepte les rendez-vous galants du comte. AprÚs tout, elle reçoit bien le petit Chérubin ! Suzanne est outrée par ces insinuations.
BAZILE. — Cherubino di amore, qui [...] ce matin encore rîdait ici pour y entrer. [...] Dites que cela n’est pas vrai ?
SUZANNE. — [...] Allez-vous-en, mĂ©chant homme !

S’il fallait une preuve du manque de morale du personnage, Bazile continue ses insinuations sur ChĂ©rubin, mais il vise cette fois-ci la comtesse.
BAZILE. — Quand il sert Ă  table, on dit qu’il la regarde avec des yeux !
 [...] L’ai-je inventĂ© ? [...] Tout le monde en parle.

Le spectateur s’amuse de savoir que le comte et ChĂ©rubin entendent tout ça. TrĂšs souvent, Beaumarchais s'assure la complicitĂ© du spectateur en lui donnant plus d'informations que les personnages qui se trouvent sur scĂšne : c'est la double Ă©nonciation propre au thĂ©Ăątre.

Cette fois-ci, c'en est trop : le comte sort de derriĂšre le fauteuil Ă  la grande surprise de Bazile :
LE COMTE se lùve. — Comment, tout le monde en parle ! [...] qu’on le chasse ! [...] Un petit libertin que j’ai surpris encore hier avec la fille du jardinier [...] et dans sa chambre.
SUZANNE. — OĂč monseigneur avait sans doute affaire aussi ?
LE COMTE, gaiement. — J’allais chercher ton oncle Antonio, mon [...] jardinier, pour lui donner des ordres. Je frappe, on est longtemps à m’ouvrir. [...] Il y avait derriùre la porte un [...] rideau, [...] je vais doucement [...] lever ce rideau (pour imiter le geste il lùve la robe du fauteuil), et je vois
 (Il aperçoit le page.) Ah !


Beaumarchais multiplie les procĂ©dĂ©s Ă  loisir : ici la double dissimulation prend fin sur un effet comique de rĂ©pĂ©tition qui rend le comte encore plus furieux. C'est aussi un coup de thĂ©Ăątre qui bouleverse la situation : Suzanne a beau tenter de justifier la prĂ©sence du page, le comte n’écoute plus et menace d’annuler le mariage


Figaro arrive alors avec la comtesse, des valets et des paysans vĂȘtus de blanc pour la noce.

ScĂšne 10



FIGARO, tenant une toque de femme, garnie [...] de rubans blancs. [...] — Monseigneur, vos vassaux, touchĂ©s de l’abolition d’un certain droit fĂącheux que votre amour pour madame

LE COMTE. — HĂ© bien, ce droit n’existe plus : que veux-tu dire ?
FIGARO, [...] tenant Suzanne par la main. — Permettez donc que cette jeune crĂ©ature, [...] reçoive de votre main publiquement la toque virginale, [...] symbole de la puretĂ© de vos intentions.

Alors qu’on s’attendait Ă  quelque fourberie Ă  la Scapin, en fait, le premier tour de Figaro est une simple mise en scĂšne, prenant Ă  tĂ©moin toute la maison. C’est d’ailleurs exactement la stratĂ©gie de Beaumarchais, qui utilise sans cesse l’opinion publique, notamment pour gagner ses procĂšs :
Sous le titre de Mémoires judiciaires se cachent de véritables appels à l'opinion, et ce n'est point à des juges qu'il sait hostiles que le plaideur s'adresse ; il vise plus loin et plus haut.
Paul Bonnefon, Introduction pour Pages choisies des grands Ă©crivains, 1902.

Dans un premier temps, le stratagĂšme de Figaro fonctionne Ă  merveille : tout le monde acclame sa proposition, ce qui oblige le comte Ă  approuver le mariage.
LA COMTESSE. — Je me joins Ă  eux, [...] cette cĂ©rĂ©monie me sera toujours chĂšre, puisqu’elle doit son motif Ă  l’amour [...] que vous aviez pour moi.
LE COMTE. — Que j’ai toujours, madame ; et c’est à ce titre que je me rends. (à part.) Je suis pris.

Beaumarchais utilise souvent ces petites répliques entendues par le spectateur uniquement (les apartés), pour nous donner les pensées d'un personnage.

Le comte est piĂ©gĂ©, mais il parvient quand mĂȘme Ă  reporter la cĂ©rĂ©monie Ă  plus tard. La comtesse et Suzanne demandent alors la grĂące de ChĂ©rubin.
LE COMTE, vivement. — Tout le monde exige son pardon, je l’accorde, et j’irai plus loin : je lui donne une compagnie dans ma lĂ©gion. [...] Il partira [demain] [...] en Catalogne.

ScĂšne 11



Tout le monde sort, sauf Figaro, qui retient ChĂ©rubin et Bazile sur scĂšne : les 2 seront utiles pour faire rĂ©ussir son mariage. Cette fois, le spectateur n’entre qu’à moitiĂ© dans la confidence, il ne sait pas exactement ce que prĂ©pare Figaro


FIGARO. — Ah ça, vous autres ! [...] Ne faisons point comme ces acteurs qui ne jouent jamais si mal que le jour oĂč la critique est le plus Ă©veillĂ©e. [...] Sachons bien nos rĂŽles aujourd'hui.
BAZILE, malignement. Le mien est plus difficile que tu ne crois.
FIGARO, faisant, sans qu'il le voie, le geste de le rosser. Tu es loin de savoir tout le succĂšs qu'il te vaudra.

Un lazzi, c'est une plaisanterie sous forme de gestes, typique de la commedia dell'arte. Mais en plus ici, il est visible uniquement pour le spectateur qui peut en saisir toute l'ironie (il laisse entendre l'inverse de ce qu'il dit).
TrĂšs chorĂ©graphique, le thĂ©Ăątre de Beaumarchais s’affirme comme une recherche sur les dĂ©placements dans l’espace. Depuis les lazzi [...] jusqu’aux chutes dans les fauteuils [...] le travail scĂ©nographique rappelle [...] que les rĂšgles d’occupation de l’espace ne sont pas les mĂȘmes pour tous. [...] Lieu de pouvoir pour les uns, [...] de pĂ©rils mortels pour les autres.
Dominique Mathieu, « Dramaturgie des objets dans l'Ɠuvre thĂ©Ăątrale de Beaumarchais », L'Information LittĂ©raire vol.54 n°3, 2002.

CHÉRUBIN. — Mon ami, tu oublies que je pars. [...]
FIGARO. — Il faut ruser. [...] Un temps de galop jusqu’à la ferme ; reviens Ă  pied [par derriĂšre] ; monseigneur te croira parti ; [...] je me charge de l’apaiser aprĂšs la fĂȘte.

Le premier acte nous plonge donc directement dans une intrigue qui mĂȘle des prĂ©occupations politiques et morales : Suzanne et Figaro s’apprĂȘtent Ă  cĂ©lĂ©brer leur mariage, mais le grand seigneur de la rĂ©gion a tout pouvoir de l'empĂȘcher, et d'autres personnages ont leurs propres raisons de s'opposer au mariage. Une premiĂšre tentative d’officialiser les noces publiquement n’a pas Ă©tĂ© suffisante, mais Figaro a dĂ©jĂ  prĂ©vu d'autres tours.


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