Marbeuf, Recueil de Vers
« Et la Mer et l'Amour »
Analyse au fil du texte
Notre Ă©tude porte sur le poĂšme entier
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amĂšre, et l'amour est amer,
L'on s'abĂźme en l'amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux qu'il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu'on souffre pour aimer,
Qu'il ne se laisse pas Ă l'amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
La mĂšre de l'amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l'amour, sa mĂšre sort de l'eau,
Mais l'eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Si l'eau pouvait Ă©teindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j'eusse Ă©teint son feu de la mer de mes larmes.
Introduction
Lâamour amer, câest un topos littĂ©raire, un lieu commun⊠Issu de la finâamor, lâamour courtois chantĂ© au moyen-Ăąge par les trouvĂšres, on le trouve aussi chez PĂ©trarque, qui chante son amour malheureux pour Laure de Sade, sous la forme de sonnets. Cette forme du sonnet est reprise en France tout au long du XVIe siĂšcle par Marot, Ronsard, Louise LabĂ©, Du Bellay, etc.
Au XVIIe siÚcle, les poÚtes ne cherchent pas à représenter des sentiments nouveaux et originaux, comme ce sera le cas plus tard avec les romantiques. Non, ils reprennent des émotions universelles, mais par contre, ils vont tenter de les exprimer mieux encore que leurs prédécesseurs.
Pour renouveler le thĂšme de lâamour amer, Marbeuf va donc devoir faire preuve dâune grande virtuositĂ© : il va utiliser des images fortes, contrastĂ©es, quâon associe aujourdâhui Ă une sensibilitĂ© quâon appelle baroque.
Mais dans sa prĂ©face au lecteur, Marbeuf annonce que câest dâabord la rime, c'est-Ă -dire, la musique, qui guide son Ă©criture.
Lecteur, ne vous Ă©tonnez pas
Si la rime sert de compas
Aux ouvrages que je compose ;
Ce sont des mystĂšres couvers
Lorsque, pour bien parler en prose
Je m'exerce Ă faire des vers.
Marbeuf, Recueil de vers , « Au lecteur », 1628.
Problématique
Comment Marbeuf renouvelle-t-il avec virtuositĂ© le thĂšme de lâamour amer avec des images puissantes et baroques, issues avant tout dâun jeu musical avec le langage ?
Axes de lecture
> Renouveler avec virtuositĂ© le thĂšme de lâamour amer.
> Une sensibilitĂ© baroque, oĂč des images fortes et en mouvement imitent la confusion de lâamour.
> Des images qui prennent leur origine dans la musicalité des mots.
> Une mĂ©taphore filĂ©e trĂšs riche entre lâamour et la mer.
> Une Ă©criture orientĂ©e vers une pointe, qui attrape lâattention du lecteur et mĂ©nage ses effets de surprise.
> Une réflexion universelle, proche du tragique, sur la fatalité des passions.
Structure du poĂšme
Avant de rentrer dans les dĂ©tails, je vous propose de regarder la forme gĂ©nĂ©rale du poĂšme. Câest un sonnet marotique : aux rimes ABBA ABBA CCD EED. Vous allez me dire que « amer » et « aimer » ne riment pas, mais en fait, Ă lâĂ©poque, les rimes visuelles sont parfaitement acceptĂ©es. Marbeuf montre un certain savoir-faire en rĂ©utilisant ainsi une mĂȘme rime dans les deux quatrains.
Ce sont uniquement des alexandrins, et vous allez voir Ă la lecture quâils sont parfaitement Ă©quilibrĂ©s : aucun mot Ă cheval sur la cĂ©sure : le moment de repos naturel au sein dâun vers long, c'est-Ă -dire, Ă lâhĂ©mistiche pour les alexandrins.
En 1565, Ronsard a fait un certain nombre de recommandations dans son AbrĂ©gĂ© de lâArt PoĂ©tique français en 1565, et qui deviennent comme des rĂšgles, trĂšs respectĂ©es ensuite jusquâau XIXe siĂšcle.
Marbeuf les respecte parfaitement : le -e muet est parfaitement Ă©lidĂ© Ă chaque fois, c'est-Ă -dire quâil ne se prononce pas devant un mot commençant par une voyelle. Les rimes fĂ©minines, qui se terminent avec un -e muet, sont parfaitement alternĂ©es avec les rimes masculines.
Marbeuf sâinscrit aussi dans la tradition pĂ©trarquiste. Par exemple, il sâattache Ă respecter la volta, le moment de basculement au milieu du sonnet, ainsi que la pointe, effet de chute finale. Comme PĂ©trarque il chante pour une femme et il dĂ©dicace son sonnet Ă Philis. Câest un personnage issu de la mythologie, mais qui est surtout repris par la prĂ©ciositĂ© pour dĂ©signer la personne aimĂ©e dans les pastorales. En ce dĂ©but de XVIIe siĂšcle, Marbeuf revendique un hĂ©ritage littĂ©raire exigeant.
Premier mouvement :
Une métaphore musicale
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amĂšre, et l'amour est amer,
L'on s'abĂźme en l'amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.
Ce qui frappe tout de suite, câest la musicalitĂ© du poĂšme. Les deux premiers vers commencent de la mĂȘme maniĂšre « Et la mer ⊠Et la mer » câest une anaphore rhĂ©torique, le retour des mĂȘmes termes en dĂ©but de phrase, de proposition, ou de vers.
Mais cela va plus loin : cette musicalitĂ© va guider la mĂ©taphore. « La mer » et « lâamour » se ressemblent phonĂ©tiquement, câest ce quâon appelle une paronomase : des termes qui ont des sonoritĂ©s proches. « La mer » et « lâamer » forment carrĂ©ment une homophonie : deux termes qui se prononcent de la mĂȘme façon. Chez Marbeuf, la ressemblance de la prononciation rĂ©vĂšle bien sĂ»r une ressemblance beaucoup plus profonde.
On se rapproche de ce quâon appelle le Cratylisme. Dans un dialogue de Platon, le personnage de Cratyle dĂ©fend la thĂšse selon laquelle les noms donnĂ©s aux choses sont issus dâune vĂ©ritĂ© plus profonde et naturelle. Son contradicteur, HermogĂšne, dit que les mots ne sont quâune convention inventĂ©e par lâhomme.
Dans le dialogue, Socrate donne plutĂŽt raison Ă HermogĂšne, et câest dâailleurs la position des linguistes modernes comme Ferdinand de Saussure : le signe est avant tout une convention arbitraire. Mais souvent, dans la poĂ©sie, et ici chez Marbeuf, câest le cratylisme qui prĂ©domine : la musique et le sens profond des choses est insĂ©parable.
Et voilĂ comment la musicalitĂ© des mots fonde notre mĂ©taphore. La « mer » ressemble à « lâamour » car les deux sont « amer ». Ce mĂȘme adjectif revient sous forme dâattribut du sujet, dans un beau parallĂ©lisme : deux constructions syntaxiques identiques.
Ensuite, la mĂ©taphore est filĂ©e avec une comparaison : « lâon sâabĂźme en lâamour aussi bien quâen la mer ». Câest un nouveau point commun : le risque de se noyer, qui est ensuite carrĂ©ment illustrĂ© par lâimage de lâorage. Lâamoureux, comme le marin, sont entraĂźnĂ©s dans cet Ă©lĂ©ment quâils aiment, mais qui va les perdre.
Le verbe « abĂźmer » est polysĂ©mique, il a plusieurs sens. Des sens propres : dĂ©truire, tomber, se noyer, et des sens figurĂ©s, se laisser emporter par une activitĂ©, intellectuelle, spirituelle, ou par le plaisir. Lâeau, lâĂ©lĂ©ment mouvant par excellence, est typiquement baroque, il illustre lâinstabilitĂ© du monde, le mĂ©lange des contraires, la confusion.
Lâamour est Ă la fois doux et amer, parce quâil est lui-mĂȘme composĂ© de consonnes douces et amĂšres : le M du cĂŽtĂ© de la douceur, le R du cĂŽtĂ© de lâamertume. DâoĂč les allitĂ©rations, le retour de sons consonnes, Ă travers tout le sonnet. Comme dans le plaidoyer de Cratyle, la musicalitĂ© des mots justifie sans cesse les images.
La structure mĂȘme du quatrain est rĂ©vĂ©latrice, regardez : le premier vers commence avec une conjonction de coordination, comme si on Ă©tait dĂ©jĂ au milieu du propos. Câest une polysyndĂšte, lâajout de conjonctions de coordinations inutiles. Cela permet de mettre en valeur le parallĂ©lisme de construction, la musicalitĂ©, mais câest aussi une maniĂšre de happer le lecteur directement dans le propos pour lâamener dâun trait jusquâĂ la fin du poĂšme.
Ce premier quatrain est composĂ© sous la forme dâun chiasme, c'est-Ă -dire, une structure en miroir. Dâun point de vue thĂ©matique, la mer encercle lâamour. On dit souvent que le chiasme est un peu comme un piĂšge qui se referme. De mĂȘme, les rimes fĂ©minines « partage ⊠orage » embrassent les rimes masculines « amer ⊠la mer ». Ces effets de sens laissent attendre la pointe du poĂšme, lâamour malheureux du poĂšte.
Dans ce premier quatrain, Marbeuf utilise uniquement le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale, pour des actions qui restent vraies de tous temps, avec des verbes fondamentaux : « ĂȘtre » et « avoir ». Ă cĂŽtĂ© dâeux, le verbe « abĂźmer » prend alors lui aussi une dimension dĂ©finitoire, il reprĂ©sente une destruction inĂ©vitable.
Câest un lieu commun de la littĂ©rature au XVIIe siĂšcle : les passions mĂšnent fatalement au malheur. Le thĂšme sera dĂ©veloppĂ© par les moralistes comme La Rochefoucauld par exemple.
Marbeuf utilise justement des marques quâon retrouve dans le genre de la maxime notamment. « la mer ⊠lâamour ⊠» ce sont des articles dĂ©finis gĂ©nĂ©riques, c'est-Ă -dire quâils introduisent des concepts gĂ©nĂ©raux. De mĂȘme, pronom personnel indĂ©fini « on », dĂ©signe ici tout ĂȘtre humain. Marbeuf veut dĂ©crire des mĂ©canismes universels, qui dĂ©passent lâĂȘtre humain.
Lâimage de lâorage va bien dans ce sens. Lâorage, ce sont les forces de la Nature, extĂ©rieures et visibles, tandis que les passions comme lâamour, sont les forces de la nature invisibles, intĂ©rieures.
Ici, lâimage de lâorage est introduite par une litote : une double nĂ©gation qui renforce le propos. Câest une forme dâhyperbole : une figure dâamplification ou d'exagĂ©ration. En amour, comme sur la mer, il est impossible dâĂ©viter des orages particuliĂšrement violents.
DeuxiĂšme mouvement :
Une dimension universelle et tragique
Celui qui craint les eaux, qu'il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu'on souffre pour aimer,
Qu'il ne se laisse pas Ă l'amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
Comme le premier quatrain, celui-ci commence avec une anaphore rhĂ©torique et un parallĂ©lisme : « Celui qui craint les eaux ⊠Celui qui craint les maux ». Câest en plus une rime interne : « les eaux » de la mer entrent en Ă©cho avec « les maux de lâamour » : tous ces effets de retour, particuliĂšrement musicaux, permettent de renforcer la mĂ©taphore filĂ©e, les deux Ă©lĂ©ments, la mer et lâamour comportent des dangers.
Regardons de plus prĂšs comment fonctionne cette mĂ©taphore. Dâabord, la mer, jusquâau « rivage », puis lâamour : « aimer ⊠enflammer » et enfin, le « naufrage ». On reconnaĂźt la structure en miroir, le chiasme qui forme comme un piĂšge. La mer, comme lâamour, enveloppe et submerge.
Le dernier mot de la phrase rĂ©vĂšle le sens de la mĂ©taphore : « Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage » on peut lâentendre au sens propre et au sens figurĂ©, câest le point commun entre le comparant et le comparĂ©.
En plus, ce mot « naufrage » rĂ©alise lâannonce du premier quatrain « lâon sâabĂźme en lâamour aussi bien quâen la mer ». On voit que le poĂšte calcule ses effets minutieusement en libĂ©rant progressivement le sens de sa mĂ©taphore.
Câest une mise en garde Ă la fois universelle et tragique, regardez. Le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale « Celui qui craint » est accompagnĂ© par le subjonctif, qui a ici une valeur de conseil « quâil demeure ⊠quâil ne se laisse pas ». Et le quatrain se termine avec le futur, pour un avenir certain. Câest sĂ»r : si le conseil est bien suivi, ils seront sauvĂ©s. Le poĂšte prend le rĂŽle dâun moraliste, qui fait des recommandations gĂ©nĂ©rales et universelles.
La troisiĂšme personne du singulier ne dĂ©signe personne en particulier dans cette longue phrase, mĂȘme si on ne prend pas le pronom indĂ©fini. Ce sont dâailleurs pratiquement les seuls mots qui contiennent le son i . Câest une assonance, le retour dâun son voyelle. Le son A qui revient avec insistance Ă la fin de la phrase insiste sur la catastrophe. Le message universel et tragique du poĂšme est portĂ© par sa musicalitĂ©.
Le mot « amour » revient Ă travers tout le poĂšme, on trouve en plus ici une variante « pour aimer », qui rime avec « enflammer », et qui annonce dĂ©jĂ le « brasier amoureux » du dernier tercet. Câest ce quâon appelle un polyptote : un mĂȘme mot quâon retrouve sous des formes diffĂ©rentes. Le feu et lâeau forment une premiĂšre antithĂšse, le rapprochement de termes qui sâopposent, mais il y en a aussi une autre, le rivage reprĂ©sente la terre ferme, tandis que lâeau reprĂ©sente lâinstabilitĂ©.
Ces Ă©lĂ©ments en mouvement, qui sâopposent et se complĂštent, et qui forment un tableau inquiĂ©tant oĂč le monde semble dominĂ© par lâinstabilitĂ© et le chaos, ce sont des images typiquement baroques.
Les verbes vont dans le mĂȘme sens : « demeurer au rivage » Ă©voque lâimmobilitĂ©, et sâoppose à « se laisser enflammer » qui se trouve du cĂŽtĂ© du mouvement. Câest un topos littĂ©raire : les passions sont des forces qui nous dĂ©passent, on ne peut pas leur rĂ©sister, seulement Ă©viter de croiser leur objet.
Câest exactement ce thĂšme que Madame de La Fayette dĂ©veloppera dans La Princesse de ClĂšves 50 ans plus tard, tout en lui ajoutant une dimension morale supplĂ©mentaire, issue de la pensĂ©e jansĂ©niste.
TroisiĂšme mouvement :
La poésie comme seul recours
La mĂšre de l'amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l'amour, sa mĂšre sort de l'eau
Mais l'eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Au milieu du sonnet, le thĂšme change brusquement. La comparaison de lâamour avec la mer laisse place Ă une Ă©vocation de la mĂšre de lâamour. Câest bien sĂ»r un jeu avec lâhomophonie, qui dĂ©veloppe la musicalitĂ© du poĂšme. Ici la rime est signifiante, lâeau est un berceau, le berceau est lâeau.
Câest aussi une rĂ©fĂ©rence Ă la mythologie : la mĂšre de lâAmour, câest Aphrodite, (VĂ©nus pour les romains) qui est nĂ©e de lâĂ©cume des flots. La naissance de VĂ©nus est dâailleurs un thĂšme privilĂ©giĂ© en peinture, et la reprĂ©sentation la plus cĂ©lĂšbre est certainement celle de Botticelli.
Souvent, Ăros, que les romains appelle Cupidon, est considĂ©rĂ© comme le fils dâAphrodite avec ArĂšs (VĂ©nus et Mars, dans le monde latin). Câest intĂ©ressant, car ArĂšs est le dieu de la guerre, le dieu dâun feu destructeur, et Ăros est souvent reprĂ©sentĂ© avec un arc et des flĂšches enflammĂ©es, ou bien avec une torche : voilĂ pourquoi Marbeuf dit que « le feu sort de lâamour ». Toutes ces rĂ©fĂ©rences montrent la virtuositĂ© et lâĂ©rudition du poĂšte.
Dans la mythologie, Aphrodite, ou VĂ©nus, est une dĂ©esse impitoyable. Elle reprĂ©sente la fatalitĂ© du sentiment amoureux qui Ă©crase lâindividu, elle est toute-puissante sur les ĂȘtres humains. Pendant la deuxiĂšme moitiĂ© du XVIIe siĂšcle, Racine racontera le destin de PhĂšdre, Ă©crasĂ©e par la vengeance de VĂ©nus. La mythologie est un moyen privilĂ©giĂ© pour exprimer des idĂ©es intemporelles et universelles.
« Le feu sort de lâamour, sa mĂšre sort de lâeau » : la rĂ©pĂ©tition du verbe « sortir » crĂ©e un effet de parallĂ©lisme. Mais cette fois-ci, le poĂšte passe des points communs aux diffĂ©rences avec le lien logique dâopposition et lâadverbe de nĂ©gation : « Mais lâeau contre ce feu ne peut fournir des armes ».
Dans cette mĂ©taphore, lâamour est comparĂ© Ă une guerre perdue dâavance : il est impossible de se dĂ©fendre. Câest cette idĂ©e qui fait la volta : le poĂšte déçoit les attentes du lecteur, il nous laisse dĂ©jĂ attendre une fin pessimiste.
Si l'eau pouvait Ă©teindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j'eusse Ă©teint son feu de la mer de mes larmes.
Ce dernier tercet est entiĂšrement sous tension, regardez, il commence par une subordonnĂ©e de condition, qui retarde la proposition principale jusquâĂ la fin : « Si lâeau pouvait Ă©teindre un brasier amoureux » alors « jâeusse Ă©teint ». Mais le verbe final est au subjonctif, qui est le mode de la virtualitĂ© : il est impossible dâĂ©teindre ce brasier amoureux. Câest un sentiment qui conduit tout un chacun Ă une souffrance inĂ©vitable. Cette pointe de sonnet a une dimension tragique.
Pour la premiĂšre fois dans tout le sonnet, on voit apparaĂźtre la premiĂšre personne et la deuxiĂšme personne : « ton amour qui me brĂ»le ». Contrairement Ă ce qui se passe dans la fable ou dans les oeuvres des moralistes, on passe ici du gĂ©nĂ©ral au particulier : câest le poĂšte lui-mĂȘme qui finalement « sâabĂźme », fait « naufrage » malgrĂ© ses propres mises en garde. Le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale a fait place au prĂ©sent dâĂ©nonciation, pour une action qui se dĂ©roule au moment oĂč lâon parle : « ton amour qui me brĂ»le ».
Le tutoiement rĂ©vĂšle lâintimitĂ© des personnages, et donne une dimension orale Ă ce dernier tercet. Câest une vĂ©ritable dĂ©claration au discours direct libre : le poĂšte rapporte ses propres paroles, telles quelles, mais sans marques de dialogue. Tous ces procĂ©dĂ©s mettent en valeur la pointe du sonnet.
Mais câest surtout un amour malheureux, dans lequel le poĂšte lui-mĂȘme fait naufrage. La premiĂšre personne subit la relation en position de complĂ©ment dâobjet. On retrouve aussi la structure du chiasme : « lâeau ⊠le brasier ⊠me brĂ»le ⊠mes larmes » le piĂšge se referme sur le poĂšte. La musicalitĂ© va dans ce sens : amoureux forme une rime signifiante avec douloureux. Câest uniquement dans ce dernier tercet quâon trouve les marques du lyrisme : une expression musicale des sentiments Ă la premiĂšre personne.
Ce lyrisme est appuyĂ© par des adverbes intensifs redoublĂ©s « si fort douloureux ». La « mer de larmes » et le « brasier amoureux » donnent Ă voir des Ă©lĂ©ments dĂ©chaĂźnĂ©s et opposĂ©s, qui se rapprochent des images baroques. On se rapproche de lâĂ©lĂ©gie : une forme de lyrisme qui exprime des douleurs trĂšs fortes : le deuil, la souffrance amoureuse.
En fait, câest une double mĂ©taphore : lâamour est un feu qui brĂ»le, les larmes forment une mer par leur quantitĂ©. Tout le tragique vient du fait que les deux mĂ©taphores ne parviennent pas Ă se rencontrer. Câest aussi une maniĂšre pour le poĂšte de montrer sa virtuositĂ©.
Le dernier mot du poĂšme est particuliĂšrement riche. Câest une anagramme presque parfaite pour « la mer » : il suffit de permuter quelques lettres pour former les deux mots. Cette proximitĂ© presque Ă©sotĂ©rique prolonge la mĂ©taphore : comme la mer, les larmes sont salĂ©es, câest Ă dire quâelles ont de lâamertume.
Comme Ouroboros, le serpent de la mythologie qui symbolise lâĂ©ternel recommencement, le poĂšme se termine sur une boucle. Câest une conclusion pessimiste, car on comprend quâil est impossible de sortir de cette souffrance et de cette amertume.
Pourtant, je crois que la derniĂšre rime peut aussi nous donner un petit espoir : les larmes du poĂšte sont des armes. Par elle, il peut espĂ©rer attendrir la dame pour qui il Ă©crit. La poĂ©sie est peut-ĂȘtre le seul recours de lâamour malheureux.
Conclusion
Dans ce poĂšme, Marbeuf renouvelle avec virtuositĂ© le thĂšme de lâamour amer, hĂ©ritĂ© dâune longue tradition poĂ©tique. Câest dâabord la musicalitĂ© des mots qui va gĂ©nĂ©rer les images, avec une mĂ©taphore filĂ©e Ă travers tout le poĂšme, qui tient en haleine le lecteur jusquâĂ la pointe finale.
Le poĂšte mĂšne une rĂ©flexion universelle et tragique : nous sommes les jouets de forces qui nous dĂ©passent. Elles sont reprĂ©sentĂ©es par des images typiquement baroques : le chaos dâĂ©lĂ©ments mouvants et contradictoires. La pointe est aussi une boucle : le poĂšte lui-mĂȘme ne parvient pas Ă garder la posture dâun moraliste, emportĂ© par son amour, il en est la premiĂšre victime.
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